Cher Miguel, Lorsque l’on évoque le projet européen, les questions économiques, monétaires et financières sont centrales. Quelle est la position de la City de Londres face à la perspective d’un Brexit ?
Le Brexit pousse la City dans les bras de Francfort
Mes expériences en tant que doctorant à Oxford (Brookes) puis post-doc à la London School of Economics, m’ont appris qu’au Royaume-Uni, les petits malins, et notamment ceux qui travaillent à la City, ont leur propre vision du projet européen. Voici à quoi elle ressemble : L’Union économique et monétaire européenne serait tel un navire mal conçu. Les Britanniques auraient alerté les Européens continentaux sur cette faille structurelle avant même que le navire n’eût quitté le port (pensez à Thatcher), mais ces derniers ne les auraient pas écoutés. Ils auraient quand même pris la mer tandis que les Britanniques seraient restés sur la côte, convaincus que ce voyage était voué à l’échec
L’Histoire a donné raison à ceux d’Oxbridge et de la City. En 2010, essuyant sa première grosse tempête (la crise économique globale), le navire européen fit montre de ses défaillances et il commença à prendre l’eau. Les Britanniques s’exclamèrent : « on vous avait prévenus », se délectant de leur Schadenfreude. Pourtant, le navire n’a toujours pas coulé.
Les Continentaux se démènent pour le réparer dans une mer déchaînée. Les brèches ont été colmatées, même si les opérations sont mises à mal par des querelles intestines (trop de nationalités) et par l’absence de véritable capitaine. Les officiers français et allemands ne sont pas d’accord sur les solutions à apporter, et le seul à maintenir le navire à flot est l’ingénieur en chef, Mario Draghi.
Au vu de ces problèmes, les Britanniques, et plus particulièrement les Anglais, se sentent encore confirmés dans leurs certitudes. Ils restent convaincus que le navire finira par couler. En même temps, ils ne veulent pas se montrer trop confiants. Ils savent au fond d’eux-mêmes que ce serait une grosse erreur de sous-estimer l’ingénierie allemande et la détermination française à préserver son prestige ; ils ont donc affrété un bateau rapide prêt à rejoindre la flotte au cas où le navire européen serait effectivement réparé.
Car une chose est sûre. Si le navire poursuit son voyage, les Britanniques veulent avoir leur mot à dire sur le cap à tenir. Cette métaphore maritime est à l’image du positionnement de la City de Londres vis-à-vis du débat sur le Brexit. De manière générale, les Britanniques ont considéré le projet européen d’un point de vue purement transactionnel : « que puis-je tirer de cet accord ? »
C’est bien différent sur le continent où des éléments d’affect entrent en jeu : ce peut être le poids du passé pour l’Allemagne, l’obsession de se voir plus fort que l’on est pour la France, le désir d’intégrer un club de riches pour l’Italie, l’Espagne et pas mal d’autres, et la peur du voisin pour les pays d’Europe orientale. Et quand les émotions s’en mêlent du côté des Anglais (moins chez les autres Britanniques), elles renforcent plutôt le rejet de davantage d’intégration.
La raison principale en est l’Empire britannique. Les Britanniques n’ont plus été envahis depuis Guillaume le Conquérant au 11e siècle, et ça compte. Comme un haut fonctionnaire allemand me l’a dit un jour : « Pour les Britanniques, la démocratie s’arrête aux portes de Westminster. Au-delà, ils ne peuvent pas l’envisager. »
Ceci explique pourquoi les Britanniques ont cette obsession de considérer le Parlement européen comme illégitime. Tant l’attitude rationaliste (et jusqu’ici dominante) vis-à-vis de l’UE que la posture impérialiste de rejet de cette même union, sont bien enracinées dans la City. Et il se trouve que ces deux points de vue s’expriment dans les camps opposés du débat sur le Brexit. L’attitude rationaliste est celle des grands investisseurs américains et des grandes banques européennes. Pour eux, il s’agit de rester dans l’Union car c’est un accès direct sur le plus vaste et le plus riche marché du monde. La posture impérialiste est celles des firmes plus modestes, des fonds d’investissements et des actionnaires. Selon eux, Bruxelles court-circuite la bonne vieille tradition anglaise du laissez-faire. Cette scission est vieille de plusieurs siècles. Le microcosme de la City est en quelque sorte sujet à des querelles de village classiques.
Depuis que Londres, après la bataille de Waterloo en 1815, surpassa Amsterdam pour devenir première place financière mondiale, deux tribus coexistent à la City. Les « natifs » (principalement Anglais), qui ont vu le succès de la City être intrinsèquement lié à l’Empire britannique. Et les « cosmopolites » (les plus malins et les plus audacieux venus des quatre coins du monde) dont l’approche purement pragmatique a toujours été la suivante : « Se tenir aussi loin que possible de la politique pour s’adonner tranquillement aux affaires (l’aspect off-shore de la City a toujours été attrayant), mais rester aussi près que nécessaire du pouvoir afin de l’influencer. » Ainsi, Londres fut et demeure l’endroit où il faut être si l’on veut à la fois entretenir des liens étroits avec Washington et de l’influence à Bruxelles. Bien sûr, si le camp du Retrait remporte le referendum à venir, cette configuration idéale évoluerait.
La City serait encore plus éloignée de la politique et peut être profiterait encore davantage d’une régulation moindre (même si ce n’est pas certain), mais en même temps elle se serait hors le champ du pouvoir (à la fois à Bruxelles et à Washington) et peut être même qu’elle renoncerait définitivement à aborder le navire de l’UEM.
Mais qu’arriverait-il si le navire était finalement remis à flot ? Les pragmatiques de la City le laisseraient-ils voguer à son gré ? Peu vraisemblable. La Banque centrale européenne est déjà plus puissante que la “Vieille Dame”, la Banque d’Angleterre. Elle le serait davantage encore si l’UEM survivait. C’est pour cela que Goldman Sachs et les autres grandes banques américaines et européennes ont développé la campagne du « Bremain ». Ils sentent bien que le camp des « natifs » est aveuglé par l’illusion d’un impérialisme à jamais perdu. Et ce faisant, ils se disent : « Peut-être devrions nous considérer un rapprochement avec Francfort. Pas seulement parce que l’UEM pourrait résister, mais également parce que Westminster devient par trop insulaire ». Et pour tout banquier qui se respecte, l’insularité est la pire des choses.
Miguel OTERO-IGLESIAS Senior Analyst at the Elcano Royal Institute and Research Associate at the EU-Asia Institute (ESSCA School of Management) in Paris. His main areas of research are: European economy and emerging markets, European Monetary Union (EMU) and other regional monetary cooperation projects worldwide, international monetary and financial affairs, the power triangle between the EU, China and the US, Europe (especially Germany) in the era of emerging markets, models of capitalism and theories of money and power. He is also the co-initiator of the first European Citizens’ initiative Fraternité 2020. Les BreXing News regroupent en un blog des analyses et des points de vue publiés durant la campagne référendaire au Royaume-Uni par l’EU-Asia Institute de l’ESSCA. Download the English version of this post. Aller aux BreXing News précédentes.