En ce jour de triomphe pour Donald Trump – qui avait annoncé que son élection serait un « Brexit Plus Plus Plus » – il est utile de revenir sur l’une des explications clé du vote au Royaume-Uni.
A en croire de nombreux analystes, le Brexit – comme la victoire de Trump – a été décidé par la « la colère » de ceux qui sont rarement écoutés, mais qui ont fait pencher la balance en faveur du « Leave », à savoir les perdants de la mondialisation, les laissés-pour-compte du capitalisme néolibéral triomphant et d’une Europe qui ne profite qu’aux élites, les classes dépossédées du bas de l’échelle sociale, pour qui immigration ne rime pas avec enrichissement culturel, mais avec menace.
Récemment, le directeur général d’une des écoles de management les plus prestigieuses du Royaume-Uni, le Professeur Angus Laing de l’Université de Lancaster, a publié une tribune dans ce sens, identifiant les « jeunes mâles de la classe ouvrière » (il aurait pu ajouter l’adjectif « blancs ») comme les exclus de la société globalisée. Il exprime des regrets de ne pas avoir vu venir, dans sa tour d’ivoire universitaire, leurs angoisses existentielles et leur colère contre les « experts » déconnectés.
C’est un mea culpa sincère, tout à l’honneur de son auteur. Et les premières explications chiffrées avancées immédiatement après le vote du 23 juin lui donnaient raison. Les électeurs du « Leave » semblaient effectivement majoritairement issus des catégories socio-professionnelles inférieures et des territoires en crise (en gros, le Nord de l’Angleterre et les périphéries précarisées des métropoles).
Mais c’est aller un peu vite en besogne de réduire ainsi le vote pour le Brexit à la lutte des classes. Une analyse plus poussée révèle que les corrélations entre le vote et le niveau d’éducation et de revenus sont loin d’être systématiques (et quasi-inexistantes en Ecosse). Si on met en avant d’autres indicateurs, par exemple le logement, il semble au contraire que ceux qui ont vraiment fait pencher la balance sont les familles issues de la « middle-class » qui possèdent la maison dans laquelle ils vivent, y compris et notamment dans la moitié sud du pays.
Bref : les choses sont, comme toujours en démocratie, un peu plus complexes qu’il n’y paraît à première vue. Plus intéressant encore : un regard sur les montants des dons aux deux camps du référendum révèle que le « Leave », présumé soutenu par les pauvres, a levé des fonds plus importants (17,5 millions de livres sterling) que le « Remain », soi-disant promu par les nantis (14,2 millions). Le donateur individuel le plus généreux se situe également du côté du « Leave » : le courtier Peter Hargreaves (3,2 millions de livres à lui tout seul). Il faut bien se rendre à l’évidence : l’alliance malsaine entre les souverainistes de UKIP et les populistes issus des rangs des conservateurs a été soutenue par un nombre significatif de leaders d’opinion on ne peut plus respectables (et sans connaître les grilles des salaires des grands journaux londoniens, je doute que les journalistes les plus viscéralement anti-Européens vivent dans la précarité…).
Et même parmi les membres des élites économiques, politiques et médiatiques qui ont fini par se ranger derrière le « Remain », ils étaient nombreux à avoir fait en quelque sorte une campagne anti-européenne depuis des années. Comme l’a résumé récemment l’historien Piers Ludlow de la London School of Economics, « il y a aussi un problème avec les élites ». Et ce problème n’est pas l’apanage du Royaume-Uni. Aux Etats-Unis, où l’on est aussi rapide à ranger les électeurs attirés par Donald Trump dans la catégorie des « losers » de la mondialisation, un regard plus approfondi démontre le contraire : ses électeurs ont en fait des revenus supérieurs au revenu médian américain ! Ce qui s’explique presque naturellement par le fait qu’ils sont 44% à avoir obtenu un diplôme de l’enseignement supérieur, alors que la moyenne nationale se situe à 29%.
Gare aux stéréotypes sociaux donc. Y compris chez nous, en Europe continentale. Faire croire que les populistes xénophobes de la désormais fameuse « Alternative für Deutschland » proviennent des catégories socio-professionnelles faibles, c’est une erreur grave. Ils gagnent mieux leur vie que l’Allemand moyen.
Et n’oublions pas que le Front National a bel et bien une association officiellement reconnue à Sciences Po (et désormais baptisée « Jean Moulin »), pour l’ouverture de laquelle il faut bien réunir 120 parrainages d’étudiants… Le slogan affiché sur leur site facebook ? « Brexit. Et maintenant, la France ! » Visiblement, le sentiment anti-européen n’est pas réservé à une classe sociale particulière, bien au contraire. Et son carburant est peut-être moins un mélange de motifs socio-économiques que d’émotions politiques ô combien faciles à exploiter. Le Brexit n’en est qu’une illustration parmi d’autres.
Albrecht Sonntag, Professeur en études européennes, est membre d’Alliance Europa.