Un drame constitutionnel en quatre actes.
Par Maria Fletcher et Rebecca Zahn
Le résultat du référendum de juin 2016 a préparé la scène pour un drame constitutionnel au sein du Royaume-Uni. Vu le développement du drame, il pourrait mener à son éclatement.
Le décor
Dans le cadre réglementaire actuel de la décentralisation britannique (« devolution »), le Brexit signifie que l’Ecosse partira avec le reste du Royaume-Uni, malgré les 62% d’Ecossais qui ont voté pour y rester. Ceci dit, la décentralisation stipule aussi que les administrations concernées (écossaises, galloises, nord-irlandaise) sont obligées de respecter le droit européen. Il est dès lors évident que le retrait britannique aura un impact direct et significatif sur tout le dispositif de la décentralisation tel qu’il existe aujourd’hui. Voilà le décor d’un drame qui, plutôt que de réunir les acteurs dans des dialogues sur scène, ressemble davantage à quatre monologues séparés.
Acte premier
Le gouvernement écossais. Les résultats du référendum ont poussé la First Minister, Nicola Sturgeon, à déclaré qu’elle prendra « toutes les mesures nécessaires pour explorer toutes les options afin de respecter le vote des Écossais ». En attendant un hypothétique deuxième référendum sur l’indépendance – qui permettrait, en cas de succès, à l’Ecosse de devenir un Etat-membre de l’UE à part entière – le gouvernement a étudié, comme promis, dans deux exposés de principe intitulés Scotland a European Nation et Scotland’s Place in Europe respectivement, si et comment l’Ecosse pourrait rester dans l’UE sans chercher l’indépendance. La mise en œuvre d’un tel plan, bien que légalement faisable, exigerait un degré très élevé de volonté politique et de créativité juridique, tant du côté écossais que britannique. Theresa May, cependant, ne semble pas prête à s’engager dans cette direction.
Acte II
Le gouvernement de sa Majesté. Le gouvernement britannique a décidé de faire la sourde oreille aux demandes de leurs homologues d’Edimbourg de respecter la décision des électeurs écossais. Selon ce qu’on peut appeler la « Doctrine May », le gouvernement procède sur la bases de deux présomptions inébranlables : d’abord celle qui part du principe que le Brexit – aussi vaguement défini soit-il – est une décision irréversible. Ensuite celle qui stipule que le gouvernement central de Londres est le seul à pouvoir en définir les contours, les limites et la mise en œuvre. En janvier, le Discours sur le Brexit de Theresa May, tout comme le Livre Blanc du gouvernement, ont même suscité des doutes sur le futur mandat du gouvernement écossais. Si l’on pouvait présumer que la législation européenne qui rentrait dans les compétences décentralisées serait automatiquement rapatriée dans la législation écossaise, Theresa May a suggéré que seul le parlement britannique serait habilité à décider de toutes futures modifications ou adaptations.
Ainsi la position du gouvernement britannique semble-t-elle, plutôt que de mettre en valeur la décentralisation en vigueur au Royaume-Uni, vouloir revenir sur cet acquis et diminuer les voix des administrations régionales respectives. On s’aperçoit alors que ces dernières n’ont aucun moyen légal de se faire entendre. Il existe certes un dénommé « Joint Ministerial Committee », composé de représentants des différentes administrations, mais il ne donne pas vraiment l’impression d’un forum susceptible d’organiser des discussions sérieuses dans un climat de confiance mutuelle et respect réciproque. Au contraire, vu les enjeux du Brexit, tout semble réuni pour une collision constitutionnelle frontale.
Acte III
La Cour Suprême.
C’est à la Cour Suprême que revient le troisième rôle principal dans notre drame constitutionnel. On se souvient : la Cour fut saisie en janvier pour confirmer que le gouvernement a besoin de solliciter une autorisation explicite du Parlement afin de lui permettre de déclencher le fameux article 50. Ce qui est moins connu, c’est que la Cour devait aussi examiner la « Sewel Convention » qui stipule que le Parlement britannique n’est pas censé légiférer sur des compétences décentralisées sans le consentement du Parlement écossais. Etant donné que le retrait de l’UE a des répercussions immédiates sur des compétences des institutions écossaises – de l’agriculture à la pêche, de la protection environnementale à l’enseignement supérieur et la recherche – ce consentement semblait être essentiel. La Cour Suprême statua à l’unanimité que la « Sewel Convention » n’était effectivement qu’une « convention », et non pas une obligation juridiquement contraignant. Sans se prononcer sur le fond, la Cour conclut ainsi que les administrations décentralisées n’avaient pas le pouvoir de retarder, voire bloquer, le déclenchement de l’article 50. Cet arrêt pourrait bien attiser les tensions inhérentes au drame constitutionnel qui se déroule devant nos yeux. D’autant plus que la loi même sur le retrait du Royaume-Uni sera, elle, bien soumise à l’approbation du Parlement écossais à travers ce qu’on appelle une « motion de consentement législatif ». Or, le gouvernement écossais, tout comme le gouvernement gallois, a indiqué son refus de consentement.
Acte IV
Le Parlement Britannique.
On a pu dire que l’arrêt de la Cour Suprême a simplement « renvoyé la balle du Brexit dans le camp du Parlement britannique ». Tant la Chambre des Lords que les Communes ont par la suite accordé à la Première ministre le pouvoir de déclencher l’article 50. Le 29 mars 2017, la notification de la part du Royaume-Uni dans ce sens a été adressée à la Commission européenne. Quel que soit le résultat des négociations, le Parlement britannique aura du pain sur les planches. Il sera amené à rédiger et à adopter une montagne de législations complémentaires dans un laps de temps assez serré. Rideau sur la décentralisation ? Maintenant que la loi sur le retrait commence à faire son chemin à travers les Parlements concernés, la situation a encore évolué. Les élections anticipées du mois de juin ont laissé le pays avec un Parlement divisé et un chef de gouvernement affaibli. Ce qui a encouragé certains (tant dans la majorité que dans l’opposition) de mettre en cause la position du gouvernement sur le Brexit. En même temps, la position du gouvernement écossais a aussi été affaiblie suite à une perte considérable de sièges. On l’a compris : la loi sur le Brexit a le potentiel d’apporter des changements fondamentaux à tout l’édifice de la décentralisation à la britannique. Or, cette décentralisation, aussi fragile qu’elle puisse paraître, a bien pénétré, durant les deux décennies depuis sa mise en œuvre, dans le tissu social et politique du Royaume-Uni. Il semble déraisonnable qu’elle soit menacée de s’effondrer – mais vu les performances des différents acteurs de notre drame constitutionnel, il ne faut pas l’exclure. Du moins c’est ce qu’on perçoit du côté nord de la frontière anglo-écossaise.
Maria Fletcher est maître des conférences en droit européen à l’Université de Glasgow. Sa recherche porte sur la justice pénale en Europe, ainsi que sur la citoyenneté et l’immigration. Son dernier ouvrage traite de l’UE en tant qu’espace de liberté, de sécurité et de justice (Routledge, 2017). Elle est éditrice associée des « European Papers » (europeanpapers.eu) et co-fondatrice et dirigeante du Réseaux des Juristes des Universités Ecossaises (sulne.ac.uk). Rebecca Zahn est maître des conférences en droit à l’Université de Strathclyde, spécialisée dans le droit du travail (national, européen, comparé). Elle est l’auteure de New Labour Laws in Old Member States (CUP, 2017). Elle a été élue Secrétaire de l’UACES et siège également dans le comité de direction du Réseaux des Juristes des Universités Ecossaises (sulne.ac.uk). Ce post est une version condensée d’un chapitre d’ouvrage que les deux auteurs ont publié dans G. Hassan et R. Gunson, Scotland, the UK and Brexit: A Guide to the Future, Luath Publishing, Edinburgh, 2017. Il sera suivi, courant octobre, par un deuxième regard écossais sur le débat parlementaire de la loi mettant en œuvre le retrait du Royaume-Uni. Read the English version of this post.