Des mouvements indépendantistes de l’après-guerre à la construction d’une identité asiatique.
La Une des journaux européens fait peu de place à la disparition du fondateur de Singapour, Lee Kwan-Yew. C’est une erreur, car il s’agit d’un homme d’Etat que l’ancien chancelier allemand Helmut Schmidt, un ami proche, n’hésita pas à qualifier de « visionnaire ». Lee Kwan-Yew est l’un des symboles des mouvements indépendantistes en Asie, d’un promoteur de l’intégration politique, économique et identitaire de l’Asie de l’Est et des succès économiques de la région.
Engagé en faveur de l’indépendance de Singapour de la Malaisie, Lee est élu gouverneur en 1959. Quand la Cité-Etat se sépare de la Malaisie en 1965, il devient alors son premier Premier ministre, et ce pour un quart de siècle.
Lee Kwan-Yew, fondateur du Singapour d’aujourd’hui, est resté influent dans la vie politique jusque récemment. Il a aussi marqué la région Est-asiatique par son implication dans la construction de l’ASEAN, plateforme de discussion centrale dans l’ensemble des dynamiques de régionalisation en Asie, et par ses discours en faveur d’une identité pan-asiatique.
Fort de la stabilité, ainsi que du succès économique du pays, Lee Kwan-Yew a été un des meneurs du débat sur les « valeurs asiatiques ». Dans la vague des débats sur le « choc des civilisations » à la fin des années 1990 – suscités par l’ouvrage controversé « The Clash of Civilizations » par Samuel Huntington – Lee a souligné l’existence de valeurs propres à la région asiatique (par opposition à l’Occident, mais aussi aux autres régions en développement), pour expliquer son succès actuel et, très probablement, le succès à venir : respect de la famille, éducation de masse, épargne et frugalité, sens de la communauté. L’ « asianité » de ces valeurs a soulevé de nombreuses critiques, mais cette discussion n’est pas foncièrement différente de la fameuse recherche d’une « identité européenne » fondée sur des valeurs partagées…
Il en va de même pour le système de gouvernance de ce petit pays de 5 millions d’habitants qui représente un vrai défi pour les défenseurs de la démocratie. Officiellement, la République jouit d’un système démocratique où le Président et les représentants au Parlement sont élus au suffrage universel. Pourtant, depuis 1965, un seul parti, le People’s Action Party, gouverne le pays et seuls trois Premiers ministres se sont succédés. Lee a ainsi gouverné le pays pendant 25 ans, suivi de son bras droit Goh Chok-Tong pendant 14 ans, puis de son fils aîné, Lee Hsien-Loong au pouvoir depuis 2004.
L’héritage de Lee Kwan-Yew est donc autrement plus important que ne laisse soupçonner la taille modeste du pays qu’il a incarné. Véritable pays pivot dans la région, le Singapour a réussi l’exploit de devenir un emblème du capitalisme asiatique et un bastion anti-communiste, tout en devenant un modèle pour la nouvelle Chine de Deng Xiaoping. En donnant la priorité absolue à la stabilité et la prospérité, Lee Kwan-Yew a créé un précédent qu’on pourrait qualifier de « post-démocratique ». Un vrai challenge pour la démocratie européenne en crise.