Une perspective constitutionnelle par Matthijs van Wolferen.
Depuis l’essor des Démocrates Chrétiens du « CDA » au début des années 2000, il n’y a plus d’élections aux Pays-Bas sans débat sur les « Normen en Waarden », les normes et valeurs néerlandaises. Jan-Peter Balkenende, premier ministre entre 2002 et 2010, est considéré comme le premier à expliquer des problèmes sociaux par des attitudes individualistes prônées (selon lui) par les gouvernements précédents. Comme souvent dans les rhétoriques électorales, cet individualisme prétendu n’a pas fait l’objet d’une définition précise, mais la réponse était en tout cas « le retour aux valeurs néerlandaises ». Depuis, la question sur les « normes et valeurs » est devenue incontournable dans chaque interview, chaque débat. Aujourd’hui, le leader actuel de ce même parti propose de faire chanter l’hymne national par les écoliers, la main sur le cœur.
C’est de la politique identitaire dans sa forme la plus embryonnaire. En même temps, c’est un peu plus compliqué que cela. Prenons quelques minutes pour explorer l’identité néerlandaise.
Dans mon département, à l’Université de Groningen, aucun des ressortissants néerlandais ne songerait à se définir comme « néerlandais ». En dehors du football, le concept « fier d’être Néerlandais » ne semble pas exister. Ma définition préférée reste pour l’instant celle-ci : « Etre néerlandais signifie que votre approche pratique de la vie social et de la politique t’amène à récuser des questions idiotes comme ‘que veut dire être Néerlandais ?’ ». Je me suis posé la question pourquoi il était si difficile de discuter sur l’identité néerlandaise. Et en tant que juriste, je voudrais laisser le débat sur une langue et une histoire partagées à des chercheurs mieux équipés que moi, pour me contenter de proposer une vision constitutionnaliste sur cette thématique.
Admettons que la plupart des identités nationales soient simplement des construits sociaux. Un moyen de distinguer entre « nous » et « eux ». Il y a plusieurs manières pour construire une telle identité, l’une des plus importantes est celle de la former à travers un contrat social implicite. L’un des exemples les plus anciens est sans doute le peuple juif, et son contrat avec Dieu, formulé dans des lois et qui en a fait un peuple, celui de Dieu, justement. Plus récemment, la constitution américaine représente un contrat similaire, conclu par le peuple avec lui-même : « We, the people… ». Et dans un pays comme l’Allemagne, où pour des raisons historiques évidentes, on évite de parler de « fierté nationale » etc., c’est encore le caractère contractuel de la constitution, les libertés qu’elle protège et la Cour constitutionnelle qui en est le garant, qui crée le lien national. A l’inverse, quand les identités nationales s’écroulent, comme en Catalogne ou en Ecosse, c’est bien la constitution espagnole ou le fameux « Act of Union » de 1707 qui, pour l’instant, évitent la rupture.
Les constitutions peuvent être le testament d’un moment singulier où une nation a déclaré qu’elle en est une. Elles le font en renvoyant vers les valeurs partagées par tous. Si on voulait être tout à fait honnête, on pourrait aussi dire que les constitutions racontent l’histoire pourquoi notre groupe est supérieur (ou du moins différent) de tous les voisins qui, par conséquent, ne peuvent pas en faire partie. Curieusement, les Pays-Bas, malgré les nombreux moments historiques qui se seraient prêtés à formuler de manière explicite « qui nous sommes », ne l’ont jamais fait par écrit.
Récemment, le leader des Démocrates Chrétiens a renvoyé vers le Plakkaat van Verlatinghe – l’acte d’abjuration de 1581 – comme notre « Déclaration d’indépendance ». C’est effectivement un moment clé de notre histoire, mais c’est une déclaration très pragmatique qui donne juste les raisons de quitter l’empire espagnol. De même, plus tard, quand la fin de l’ère napoléonienne suscita une crainte dans les milieux bourgeois et aristocratiques néerlandais et les amena à introduire la monarchie pour garantir la stabilité du pays, il n’y a pas eu de « moment fondateur national ». Si discours « national » il y a eu, ce fut plutôt après, une fois Guillaume Ier mis sur le trône (au patronyme duquel nous devons la couleur orange des maillots de l’équipe nationale de foot, soit dit en passant).
Les constitutions d’entre 1815 et 1848 reflètent cette approche pragmatique. Pendant que d’autres nations d’Europe se jetèrent dans des tumultes révolutionnaires propices à la construction identitaire, nos constitutions définirent simplement l’organisation de l’Etat, les rapports entre Roi et Parlement, et un catalogue de droits fondamentaux assez court.
Jusqu’à nos jours, la valeur de la constitution reste ambiguë. Elle n’est pas un contrat social entre les Néerlandais. Les valeurs qui la sous-tendent sont de nature pratique, elles peuvent être modérées et limitées selon la situation. Les enfants néerlandais ne sont guère enseignés sur la signification des valeurs constitutionnelles. Et pourquoi devraient-ils l’être ? De toute façon, les tribunaux néerlandais n’ont pas le droit de vérifier de nouvelles lois sur leur constitutionnalité. Et toute velléité de lancer une discussion sur l’amendement de la constitution est, de manière très pragmatique et néerlandaise, écartée vite fait. Il n’y pas non plus de Cour Constitutionnelle qui pourrait se prononcer sur les valeurs qui fondent la constitution. De ma perspective de constitutionnaliste, il n’est tout simplement pas possible de préciser ce qu’être Néerlandais veut dire.
Est-ce grave, docteur ? Est-ce important dans le débat électoral de cette année ?
D’un côté, les citoyens n’attachent pas beaucoup d’importance à la question de l’identité et s’accommodent très bien de l’ambiguïté ambiante. Pour beaucoup d’électeurs, c’est sûrement une question purement hypothétique. J’irais même jusqu’à prédire que dans le cas où le CDA arriverait à faire introduire le chant obligatoire de l’hymne national dans les écoles, la plupart des gens concernés l’ignoreraient tout simplement.
De l’autre côté, l’essor du populisme a clairement démontré qu’il y a des problèmes dans notre système. Nous disons que nous tenons à certaines valeurs, mais nous n’avons aucun moyen de les faire respecter ou appliquer. Bien sûr, une éventuelle majorité populiste pourrait voter des lois discriminatoires sans bidouiller la constitution. Si ensuite, des juges s’y opposent, on peut toujours les accuser de « trahir le peuple ». On peut aussi rappeler que depuis le « Siècle d’Or », les Pays-Bas ont bénéficié de frontières ouvertes aux personnes, aux idées et à l’argent, mais cela n’est bien sûr pas inscrit dans un cadre juridiquement applicable. Et que dire aux enfants qui demandent pourquoi le racisme et la discrimination sont mal ? Faut-il les renvoyer vers « des règlements qui mettent en œuvre des accords internationaux » ?
Si les Néerlandais ont vraiment envie de savoir ce qu’être Néerlandais veut dire, ils devraient essayer de le formuler par écrit. Sans texte de référence, le débat politique autour de la question est aussi vague qu’inutile. Ceci dit, ce ne serait certainement pas une partie de plaisir de le rédiger, et dans le climat actuel, un tel débat serait sans doute à déconseiller. Jusqu’ici, l’ambiguïté et la souplesse de notre identité nationale nous ont plutôt bien servis.
Matthijs van Wolferen est doctorant à la Faculté de Droit de l’Université de Groningen.
Sa recherche porte sur la protection judiciaire au sein de l’Union européenne.
Il s’intéresse aussi au droit environnemental européen.
La version anglaise de ce post peut être consultée sur http://allianceeuropa.ideasoneurope.eu/.
Pour consulter les “Mails d’Europe” précédents, cliquer ici.