Le scandale des taux d’émissions truqués chez Volkswagen revêt plusieurs dimensions, et elles sont loin d’être toutes déjà tangibles. Bien sûr, le logiciel utilisé par la compagnie pour dissimuler les véritables niveaux de rejet d’oxyde d’azote de ses véhicules, deviendra un cas d’étude de référence pour illustrer la mégalomanie et le cynisme des multinationales dans les cours d’éthique des affaires. Et il n’y a pas de doute : le coup porté à l’une des plus grandes entreprises du monde est violent, et il diffusera des ondes de choc sur toute l’industrie automobile.

Mais ce scandale va également revêtir une dimension européenne. Au-delà des pratiques navrantes de l’industrie, il révèle l’étendue de l’influence des lobbies du secteur automobile à Bruxelles et leurs actions récurrentes et systématiques contre les tentatives de l’Union Européenne d’introduire de nouvelles normes contraignantes dans le domaine. Si besoin est, cela se fait avec le soutien appuyé de la chancellerie allemande dont les portes sont toujours ouvertes aux dirigeants des grosses firmes allemandes. La prochaine fois, il sera peut-être plus difficile pour Mme Merkel de peser sur la législation européenne en soutien d’une industrie qui s’est avérée être une bande de cyniques.

Tandis que les médias vont bon train à spéculer sur les conséquences (très probablement désastreuses) pour Volkswagen, sur d’autres potentiels contrevenants, et sur l’économie allemande dans son ensemble, y compris son marché du travail, l’impact psychologique de la crise qui se dessine semble presque sous-estimé. Compte tenu du rôle de l’Allemagne au sein de l’UE et de ce qu’il est convenu d’appeler  son « hégémonie réticente », toute blessure profonde et durable infligée à l’auto-perception collective des Allemands peut tout à fait avoir des répercussions sur le processus d’intégration européenne.

Il est important de comprendre que Volkswagen est bien plus qu’une marque populaire pour les Allemands. Il y a quelques mois seulement, en juillet dernier, une étude YouGov a confirmé à quel point ce nom est perçu comme un symbole emblématique de la nation entière. A la question « Qu’est-ce qui est typiquement allemand ? », presque deux tiers des Allemands (63%) ont spontanément répondu « Volkswagen », loin devant d’autres symboles tels que Johann Wolfgang von Goethe (49%), Angela Merkel (45%) ou la Nationalmannschaft de football (39%).

Dans les années 90, je plaisantais souvent en classe à propos des relations compliquées qu’entretenaient les Allemands avec des symboles classiques tels que leur drapeau, leur hymne ou leur capitale, et à propos de leur attachement émotionnel quasi obsessionnel au Mark, à Volkswagen et au football. Tout cela pour démontrer que l’Allemagne était encore loin d’être une nation « normale ». Et même si un certain processus de « normalisation » a eu lieu ces quinze dernières années (la nouvelle image de Berlin, la Coupe du Monde de 2006, etc.), la relation à l’automobile est restée névrotique. Même Die Zeit, l’hebdomadaire intellectuel allemand qui n’avait jamais inclus une rubrique « auto » en soixante-dix ans d’existence, venait d’en introduire une (une semaine avant la révélation du scandale !), perplexe devant cette importance irrationnelle de la place qu’occupe l’automobile en Allemagne.

Des panélistes brillants à Bilbao : Douglas Webber, Magnus Schoeller, Miguel Otero, Simon Bulmer, Willie Paterson

Des panélistes brillants à Bilbao : Douglas Webber, Magnus Schoeller, Miguel Otero, Simon Bulmer, Willie Paterson

Dans un tel contexte, les événements actuels ne pourront être sans effet sur l’image que l’Allemagne a d’elle-même, sur sa confiance en soi, déjà bien plus fragile que ce que Mr Varoufakis voudra faire croire. Lors de la récente conférence UACES de Bilbao, l’une des meilleures sessions de recherche à laquelle j’ai eu la chance d’assister ces dernières années, a tourné autour de cette question pendant quatre-vingt-dix minutes. Après un échange intense portant sur le leadership allemand en Europe, avec divers angles d’analyse, la contribution finale présentée par Douglas Webber de l’ INSEAD, portait sur l’évolution actuelle de l’opinion publique allemande et sa désaffection grandissante pour la construction européenne, prédisant une indifférence accrue dans les années à venir et s’inquiétant ouvertement des conséquences d’une telle attitude sur le comportement des futurs leaders politiques allemands.

Et c’est là que le bât blesse. Sans aller jusqu’aux délires paranoïaques et germanophobes d’un Jean-Luc Mélenchon, le « Germany- bashing » est bel et bien de retour. L’ Allemagne est largement pointée du doigt pour son rôle dans le drame grec, pour sa naïveté quelque peu désarmée dans la crise des réfugiés, et aujourd’hui pour le cynisme flagrant de ce que l’on croyait être le symbole même du « Made in Germany ». Ce ne serait pas étonnant que l’opinion publique allemande finisse par s’en lasser et par être tentée par un repli sur soi, une isolation volontaire.

Lorsque le dernier roi de Saxe, Friedrich August, dût abdiquer en 1918, il eut cette célèbre sortie « Eh bien, maintenant, vous pouvez gérer votre merde tout seuls ! », une expression entrée dans le langage populaire. Il est tout à fait possible que l’un des futurs chanceliers allemands (ou ministres des finances) ait recours à cette citation plus d’une fois dans les années à venir, et très probablement en direction de Bruxelles.

Publié en anglais sur Ideas on Europe.


Photo à la une : Alexandru Bogdan sur Unsplash

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