Nous proposons la suite de l’article qui était consacré il y a 10 jours à l’hypothèse de l’émergence d’un nouvel ordre du monde, dont 2017 serait un jalon. Selon Francis Fukuyama, il serait caractérisé à un degré significatif par un « nationalisme populiste » dont la portée dépasserait le champ politique pour toucher le champ économique. Sans doute certains des travaux de l’éthique des affaires académique ont-ils abordé cette conjecture. C’est en effet le cas pour une poignée d’entre eux, même s’ils abordent le sujet de façon indirecte. Dans cet article, nous nous intéresserons à deux d’entre eux. Le premier fait référence au Pacte Mondial des Nations Unies, le second à l’opposition entre des visions convergentes et divergentes de la diffusion de la responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).
1.
Lorsque Kofi Annan, alors Secrétaire Générale de l’ONU, annonça le lancement du Pacte Mondial des Nations Unies lors d’un discours prononcé à Davos le 31 janvier 1999, il avait une ambition autant politique que sociale et économique. Il ne s’agissait nullement de formuler des recommandations aux entreprises qui opéraient à un niveau international, à un moment où la globalisation était devenue une « réalité incontournable » et où « l’expansion des marchés [était] bien trop rapide pour que les sociétés et leurs systèmes politiques pussent s’y adapter, sans parler de l’orienter ». L’idée du pacte mondial entre les entreprises et les Nations Unies visait plutôt à soutenir l’économie globalisée par l’adhésion des firmes à des « valeurs fondamentales ». Ces valeurs ne devaient pas rester de simples mots mais donner l’assurance que certaines normes minimales seraient appliquées. Cependant, Kofi Annan exprimait ses craintes que de telles normes ne pussent advenir. Si tel devait être le cas, des forces sociales et politiques – des « maux en “isme” », selon ses propres termes – ruineraient la possibilité d’une économie globalisée. Et parmi ces « maux en “isme” » figuraient le populisme et le nationalisme :
« Et s’il n’est pas manifeste que ces valeurs prennent racine, je crains fort qu’il ne soit de plus en plus difficile de trouver des arguments convaincants en faveur d’un grand marché mondial.
La cohésion des marchés nationaux tient à ce qu’ils reposent sur des valeurs partagées. Face aux transformations économiques et à l’incertitude, les investisseurs savent que quoi qu’il arrive, ils pourront toujours compter sur le respect de certaines normes.
Mais ils n’ont pas encore ce degré de confiance dans le marché mondial. Tant qu’ils ne l’auront pas, l’économie mondiale restera fragile et vulnérable aux effets de tous les maux en “isme” qui caractérisent l’après-guerre froide : protectionnisme, populisme, nationalisme, chauvinisme, fanatisme et terrorisme. »
2.
Ces derniers mots de Kofi Annan ont été cités dans plusieurs travaux de l’éthique des affaires. Oliver Williams, par exemple, y fait référence dans un article consacré aux promesses du Pacte Mondial (1). Son propos est favorable à son esprit et à sa mise en œuvre concrète, face à des positions critiques plaidant pour une révision. Mais que dit-il sur les « maux en “isme” » que redoutait Kofi Annan ? S’inspirant d’une proposition de deux confrères (2), Williams décompose le discours du 31 janvier 1999 en trois niveaux : finalité, vision et mission. Pour Williams, Annan définit ainsi la finalité du Pacte Mondial : « créer un monde dans lequel les gens puissent se sentir en sécurité et mener une vie authentiquement humaine, un monde de justice et de paix »). La vision a pour fonction de « concentrer l’attention sur un but spécifique et de mobiliser les gens ». Williams estime que la vision du secrétaire général de l’ONU était la suivante : « donner un visage humain au marché mondial » (3), c’est-à-dire, selon la description de Williams : « créer une économie globale ouverte à tous et soutenable ». La mission concerne la manière de réaliser la vision. Et Williams juge que la manière de « donner un visage humain au marché mondial », Kofi Annan n’a pu qu’en donner les grandes lignes. C’est ici que Williams reproduit la phrase où sont mentionnés les « effets de tous les maux en “isme” qui caractérisent l’après-guerre froide : protectionnisme, populisme, nationalisme, chauvinisme, fanatisme et terrorisme. » Cette citation est associée à deux idées relevant de la « mission », des idées qui permettent de répondre aux effets délétères des « maux en “isme” ». La première est que l’ONU peut constituer une plateforme, un lieu de dialogue permettant aux entreprises et aux parties prenantes de l’économie globalisée de se mettre d’accord sur des valeurs et des normes minimales de régulation. La seconde idée est la formalisation d’idéaux susceptibles, selon les mots de Williams, « de guider les entreprises et de garantir que les intérêts légitimes de tous, spécialement ceux des plus défavorisés, ne soient pas négligés ». Ces idéaux sont incarnés par les dix principes du Pacte Mondial. Il importe peu, pour notre propos, que ces mesures (la « mission ») puissent être insuffisantes pour réaliser la vision et la finalité, comme l’ont affirmé certains chercheurs. Ce qui importe, c’est qu’elles soient conçues pour répondre aux risques que portent, entre autres, les forces populistes et nationalistes. Pour conclure cet aperçu de l’article de Williams, on notera qu’il souligne l’importance qu’accordent les entreprises à la capacité de prédire les évolutions du monde dans lequel elles opèrent. Précisément, le dialogue prôné par l’ONU dans le cadre de l’initiative du Pacte Mondial, en favorisant la « recherche d’un consensus sur des normes morales », favorise cette exigence de prédictibilité.
3.
Abordons pour conclure la recherche de Dima Jamali et Ben Neville (4). Elle porte sur la question de la convergence ou de la divergence de la mise en œuvre de la responsabilité sociale de l’entreprise, que les auteurs envisagent dans le cas du Liban. On n’y trouve pas de référence aux mots en « isme » dont parlait Kofi Annan, encore moins au « nationalisme populiste ». Mais les idées de convergence et de divergence qui y sont discutées s’y réfèrent implicitement, spécialement la seconde idée. Pour Jemali et Neville, « une thèse ordinaire relative à la globalisation (5) est que le monde va converger vers des modèles communs en matière d’organisation, de consommation, de culture et de fonctionnement politique », alors que « la thèse rivale suggère que les valeurs culturelles, le poids des traditions (path dependencies) et les avantages de la différentiation atténueront les effets de la globalisation, conduisant à une divergence plus importante ». Pourtant, dans le cas de la responsabilité sociale de l’entreprise, qui est un aspect du système que constituerait le monde globalisé, la thèse de la convergence semble devoir s’imposer. La cause est à rechercher du côté des « pressions institutionnelles » qui sont particulièrement saillantes lorsqu’on examine la diffusion de la RSE (le Pacte Mondial en fait partie). Ces pressions s’accompagnent d’incitations et de contraintes. Mais la thèse rivale, celle de la divergence, insiste sur les résistances engendré par le souci, manifesté par nombre de « cultures locales », du maintien de leurs valeurs et de leurs identités. Dans la mesure où les systèmes économiques nationaux ne sont pas dissociés de ces « cultures locales », il en résulte des résistances à la mise en œuvre d’un modèle unique de RSE. C’est ici que l’on retrouve la question du nouvel ordre du monde soulevée par Francis Fukuyama. Ses propos vont plutôt dans le sens de la thèse de la divergence, mais une divergence dépassant un pluralisme des valeurs inoffensif. Bien au contraire, le monde de « nationalismes populistes » dont il craint l’avènement n’aurait rien d’inoffensif. Alain Anquetil (1) O. F. Williams, « The United Nations Global Compact: What did it promise? », Journal of Business Ethics, 122, 2014, p. 241–251. (2) J. Porras & J. Collins, J., Built to last: Successful habits of visionary companies, New York, Harper Collins, 1997. (3) Cette « vision » figure dans ce passage situé au début du discours : « Je suggère que vous, les dirigeants de grandes sociétés réunis à Davos et nous, les Nations Unies, concluions un “contrat mondial” fondé sur des valeurs et des principes communs qui donneront un visage humain au marché mondial ». (4) D. Jamali et B. Neville, « Convergence versus divergence of CSR in developing countries: An embedded multi-layered institutional lens », Journal of Business Ethics, 102 , 2011, p. 599–621. (5) La globalisation doit ici être comprise en un sens systémique, le monde entier étant considéré comme un système. Voir H. Bartoli, « La mondialisation doit être gouvernée », Quart Monde, 175, septembre 2000. [cite]