Les numéros du Journal of Business Ethics du premier semestre 2017 proposent cinq articles de recherche sur la consommation éthique. Ils portent sur la perception qu’ont les consommateurs de l’engagement des producteurs et des distributeurs en matière de responsabilité sociale de l’entreprise (RSE).

Que des chercheurs enquêtent sur ce sujet n’a rien d’étonnant. Il est en effet d’actualité (rappelons que la consommation et la production responsables sont l’objet du 12ème objectif de développement durable de l’ONU, qui doit être réalisé à l’horizon 2030) et ne concerne pas seulement les entreprises, mais aussi les consommateurs, qui constituent le groupe le plus important de l’ensemble des acteurs économiques.

Les consommateurs sont plus nombreux à exprimer des exigences éthiques et à adopter une conduite responsable (2). En 2014, le Boston Consulting Group et Information Resources Inc. ont publié une enquête sur le comportement d’achat de 9.000 consommateurs, issus de 9 pays, dans le domaine de l’alimentation. L’une de ses conclusions était que « la dimension RSE est aussi importante que le prix ou la marque ». Selon les termes du rapport, l’altruisme ne constituait pas le ressort essentiel du choix des consommateurs : « les gens veulent des produits qui soient ‘bons pour moi et bons pour la planète’ (good for me and good for the world) », concluait-il. Et il ajoutait que « les produits socialement responsables ont des effets positifs importants sur le plan émotionnel, dans une époque marquée par de fortes inquiétudes sur l’économie et l’environnement ».

Si la consommation responsable doit effectivement représenter un « axe majeur permettant une croissance rentable », il convient de comprendre l’importance que les consommateurs accordent à la RSE et au développement durable, spécialement au moment de l’acte d’achat. Il convient aussi de réfléchir aux moyens permettant aux consommateurs disposant de faibles revenus d’accéder aux produits responsables. Je ne traite pas de cette dernière question – une question fondamentale – dans le présent article. Je m’intéresserai à la première, relative au lien entre RSE et comportement du consommateur, qui est abordée par les auteurs des articles du Journal of Business Ethics cités en référence (3). Le présent billet discute des arguments et concepts qu’ils proposent.

 

1.

Questions de méthode et de mesure

À l’exception de l’un d’entre eux, les cinq articles testent des hypothèses relatives au lien entre l’éthique ou la RSE et les « réponses » du consommateur (le mot « response » est utilisé dans deux titres, ce qui renvoie étrangement à l’idée béhavioriste d’une réaction non intentionnelle à un stimulus).

L’article qui ne teste aucune hypothèse – celui d’Alejandro Alvarado-Herrera et trois collègues – a pour but de définir un outil de mesure de la perception de la RSE par les consommateurs (voir la référence à la note 1). Les auteurs partent du constat que les études qui s’efforcent de mesurer l’effet de la RSE sur le comportement du consommateur n’utilisent pas une conception homogène de cette notion (4). L’échelle de mesure qu’ils proposent à la communauté des chercheurs comprend les trois dimensions du développement durable : prospérité économique, équité sociale et préservation de l’environnement (5). Elle se compose d’une série de questions qui devraient être posées à des consommateurs dans le cadre d’une enquête empirique, par exemple : « Selon vous, cette entreprise finance-t-elle des programmes environnementaux ? ».

Cette recherche ne doit pas être considérée seulement sous un angle méthodologique. En conclusion de leur article, les auteurs soulignent que leur outil de mesure repose sur l’hypothèse implicite selon laquelle les consommateurs disposent d’une information suffisamment complète pour répondre à des questions précises – « précise » voulant dire : « relatif à chacun des trois piliers du développement durable ». L’exploitation de cette base de connaissances est supposée éviter que le consommateur interviewé n’exprime des opinions trop générales sur la politique de RSE d’une entreprise ou ne soit victime d’un effet de halo, c’est-à-dire qu’il étende à l’ensemble d’une firme un jugement portant sur une conduite ou un aspect particulier. Il va de soi, cependant, que l’hypothèse d’un consommateur rationnel en ce sens constitue une limite à l’échelle de mesure proposée par les auteurs.

On notera que l’article ne s’intéresse pas aux émotions ressenties par le consommateur et à leurs conséquences sur l’acte d’achat, auxquelles le rapport du Boston Consulting Group et d’Information Resources Inc. accordait une certaine importance.

 

2.

Le rôle des émotions

Les arguments de trois des cinq articles reposent, à des degrés divers, sur les émotions ressenties par le consommateur. Il s’agit des travaux de Rafi Chowdhury, Michael Luchs et Minu Kumar, et Xinming Deng et Yang Xu (voir les références à la note 1).

2.1 Les émotions sont au premier plan de la recherche de Chowdhury. Il cherche à établir le lien entre les émotions morales ressenties par un consommateur et les actions socialement positives (pro-social) qu’il peut accomplir, typiquement en achetant des produits socialement responsables.

L’intelligence émotionnelle, en particulier, joue un rôle essentiel. Elle désigne une forme d’intelligence sociale « qui suppose la capacité à contrôler ses sentiments et émotions et ceux des autres, à faire la distinction entre eux et à utiliser cette information pour orienter ses pensées et ses gestes » (6). Lorsqu’ils font un choix éthique, les consommateurs ne recourent pas seulement aux capacités cognitives « froides » qui les conduisent à exploiter de façon optimale les informations qu’ils possèdent. Ils utilisent également leur « capacité à faire l’expérience des émotions, à les percevoir et à les contrôler (regulate) », selon les mots de Chowdhury.

Les nombreuses hypothèses de recherche testées par l’auteur (il y en a 16, sans compter les variantes) reposent sur une décomposition de l’intelligence émotionnelle en quatre dimensions supposées pertinentes eu égard à la consommation éthique :

– l’évaluation de ses propres émotions ;

– le contrôle (regulation) de ses propres émotions ;

– la reconnaissance et l’évaluation des émotions ressenties par autrui ;

– l’utilisation des émotions pour augmenter sa propre motivation et conduire à la performance.

Ces quatre composantes ont été utilisées dans les hypothèses testées. Une partie d’entre elles concerne la conduite non éthique du consommateur (lorsque, par exemple, il retourne des marchandises en magasin en invoquant un prétexte fallacieux). L’autre partie s’intéresse à la consommation socialement responsable. Ainsi, la capacité à évaluer ses propres émotions, la capacité à évaluer les émotions d’autrui et la capacité à contrôler ses émotions ont toutes trois été supposées favoriser non pas directement le comportement d’achat, mais les croyances morales des consommateurs, qui sont des antécédents de leurs actions. Les deux premières hypothèses (lien entre capacité à évaluer ses émotions et celles d’autrui avec l’importance accordée à la consommation responsable) se sont révélées valides : les dispositions émotionnelles à l’égard de soi-même et d’autrui sont susceptibles de conduire le consommateur à croire en l’importance de la consommation responsable (7).

2.2 De leur côté, Luchs et Kumar invoquent les émotions éprouvées par le consommateur dans le cadre d’une étude consacrée à la décision d’achat. Leur propos est de comprendre les déterminants d’un choix entre trois attributs d’un produit :

– son caractère socialement responsable,

– son utilité (au sens de ses performances),

– et sa capacité à procurer du plaisir (un attribut hédoniste, par exemple esthétique).

Luchs et Kumar expriment ainsi la question fondamentale qui motive leur recherche : quelle est, de la « valeur utilitaire » et de la « valeur hédoniste », celle qui « justifie le plus » le choix d’un produit moins socialement responsable qu’un produit concurrent (le prix étant neutralisé) (8) ? La réponse est claire : la valeur utilitaire tend à l’emporter sur la valeur socialement responsable, alors que cette dernière tend à prendre le pas sur la valeur hédoniste.

Les émotions interviennent dans chaque type de situation. Lorsque le consommateur est face à un choix entre valeur utilitaire et valeur socialement responsable, la première valeur lui donne confiance et réduit l’émotion de culpabilité qu’il pourrait éprouver en renonçant à un produit ayant des effets positifs sur le bien-être général. En retenant l’option du produit le plus performant (mais le moins socialement responsable), il se prive de la possibilité d’éprouver la fierté qui accompagne une action visant l’intérêt général et impliquant un certain niveau de sacrifice, mais évite le regret (9) qui résulterait du choix du produit le moins performant.

Lorsqu’il est face à un choix entre valeur hédoniste et valeur socialement responsable, le consommateur, qui tend à privilégier la seconde, éprouve d’une part de la fierté et d’autre part de la déception, celle résultant du renoncement à un plaisir et à une forme d’excitation.

Dans l’une des deux études menées par les auteurs, les répondants devaient évaluer l’intensité de ces six émotions (confiance, fierté, culpabilité, regret, déception, excitation). Les résultats ont confirmé les prédictions exposées précédemment sur le rôle de ces émotions dans les deux types de choix. La confiance est apparue comme l’émotion la plus significative, mais les auteurs ont remarqué qu’elle pouvait dépendre de la fierté, la seconde émotion la plus importante parmi celles qui ont été considérées.

2.3 Un mot enfin sur l’étude de Deng et Xu. Ils étudient le choix responsable du consommateur en invoquant la notion d’identification –  l’identification (ou l’attachement) du consommateur avec la firme – et en la reliant à la RSE. Le lien entre identification et RSE est attesté, bien que son importance varie selon que l’on considère l’intention d’achat, la recommandation faite à autrui sur un produit ou la loyauté envers l’entreprise. Le comportement socialement responsable a un effet direct sur ces trois variables et un effet indirect via l’identification du consommateur avec la firme. Les émotions interviennent presque naturellement à travers le processus d’identification, mais elles ne figurent pas au centre de l’étude proposée.

 

3.

Conclusion provisoire

Ces récentes enquêtes, menées dans le champ de l’éthique des affaires, informent les chercheurs (c’est spécialement le cas de l’échelle de mesure proposée par Alvarado-Herrera et ses collègues), les managers (en particulier les spécialistes du marketing) et peut-être les consommateurs. Au-delà de leurs mérites, elles donnent toutefois au lecteur le sentiment que la question de l’effet de la RSE sur le comportement du consommateur demeure en cours d’exploration. Nous verrons, dans le prochain billet, si ces efforts répondent aux arguments sceptiques qui étaient avancés, il y a quelques années, sur la consommation éthique, ou plutôt sur le mythe de la consommation éthique. Des arguments qui nourrissent encore un certain scepticisme.

Alain Anquetil

 

(1) Les articles sont parus dans trois numéros du Journal of Business Ethics :

– M. G. Luchs et M. Kumar, « ‘Yes, but this other one looks better/works Better’: How do consumers respond to trade-offs between sustainability and other valued attributes? », Journal of Business Ethics, 140, 2017, p. 567–584 ;

– A. Alvarado-Herrera, E. Bigne, J. Aldas-Manzano, & R. Curras-Perez, « A scale for measuring consumer perceptions of corporate social responsibility following the sustainable development paradigm », Journal of Business Ethics, 140, 2017, p. 243–262 ;

– M. F. Diallo & C. Lambey-Checchin, « Consumers’ perceptions of retail business ethics and loyalty to the retailer: The moderating role of social discount practices », Journal of Business Ethics, 141, 2017, p. 435–449 ;

– X. Deng & Y. Xu, « consumers’ responses to corporate social responsibility initiatives: The mediating role of consumer–company identification », Journal of Business Ethics, 142, 2017, p. 515–526 ;

– R. M. M. I. Chowdhury, « Emotional intelligence and consumer ethics: The mediating role of personal moral philosophies », Journal of Business Ethics, 142, 2017, p. 527–548.

(2) Pour faire un choix responsable, ils disposent de multiples sources d’informations. Ils peuvent par exemple se référer à des labels ou à des tiers proposant des tests sur la conformité des produits aux exigences de la RSE. Voir par exemple les sites Mescoursespourlaplanete.comethicalconsumer.org et Goodguide.com.

(3) L’article de Mbaye Fall Diallo et Christine Lambey-Checchin (cf. note 1) aborde indirectement la seconde question. Il s’intéressent aux distributeurs (par exemple Carrefour ou Auchan) qui proposent un rayon discount à l’attention des consommateurs à faible pouvoir d’achat, parfois avec l’aide d’associations locales (local charities). Ces pratiques font partie des politiques de RSE des distributeurs. L’article mesure leur effet sur la loyauté des consommateurs, effet qui s’avère positif.

(4) Il faut dire qu’en dépit de définitions internationales communément admises, par exemple celle de la norme ISO 26000, il existe une pluralité de conceptions  de la RSE. Voir sur ce point l’ouvrage de Michel Capron et Françoise Quairel-Lanoizelée, La responsabilité sociale d’entreprise, 3ème édition, Paris, La Découverte, 2016.

(5) Voir J. Viers et V. Brulois, « L’évidente interpellation de la sociologie par la RSE », Sociologies pratiques, 18(1), 2009, p. 1-6.

(6) La définition provient de P. Salovey et J. D.  Mayer, « Emotional intelligence », Imagination, Cognition and Personality, 9(3), 1989, p. 185–211. Je reprends la version française de la définition, qui figure sur le site intelligence.émotionnelle.fr.

(7) L’auteur utilise l’expression « likely to support ‘doing-good’ actions ». J’ai passé sous silence les « philosophies morales » des consommateurs, réduites au relativisme et à l’idéalisme, ainsi que trois émotions qui sont des antécédents des conduites socialement responsables – la fierté, le respect affectif, qui est éprouvé à l’égard d’une personne jouant le rôle de modèle ou de référence (role model), et l’empathie. Mais ces émotions ne sont que mentionnées. Elles ne sont pas testées en tant que telles dans le cadre de l’enquête.

(8) Les auteurs emploient le concept de « valeur » pour qualifier les trois attributs qu’ils étudient dans leur enquête, sans donner au mot une connotation substantielle.

(9) Je traduis ainsi le mot distress (les auteurs utilisent l’expression feelings of distress), qui me semble adapté au contexte.

[cite]

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