Les récentes « révélations sur un vaste réseau d’évasion fiscale dans le football » (titre d’un article du Monde du 2 décembre 2016) sont à prendre avec prudence, en dépit du crédit que l’on peut accorder aux travaux du Consortium International des Journalistes d’Investigation. Cependant, parmi les personnes mises en cause dans ce milieu, figure Cristiano Ronaldo, footballeur vedette du club espagnol Real Madrid, souvent considéré comme le meilleur joueur du monde. L’objet du présent article n’est pas d’analyser les faits qui lui sont imputés (1). Il part plutôt du rôle de « modèle » (role model) qui lui a été attribué et qui fournit une occasion d’évoquer l’importance que revêt l’idée de « modèle moral » dans l’éthique des affaires.
1.
À l’instar d’autres sportifs, le footballeur portugais Cristiano Ronaldo a été considéré comme un modèle, un exemple à suivre. Ainsi, le titre d’un bref article du site goal.com, paru le 9 avril 2015, qualifiait le « colosse Ronaldo » de « modèle parfait pour les enfants » (« perfect role model for children ») (2). Deux raisons étaient avancées à l’appui de cette affirmation : l’ambition et la réussite. La première, quoique sommairement décrite, prenait le pas sur la seconde. L’un des dirigeants du Real Madrid, Emilio Butragueno, l’affirmait sans détour :
« Cristiano veut toujours marquer plus de buts. Il veut toujours plus et c’est pourquoi il est un tel colosse. Il est un exemple pour ses pairs et le meilleur modèle pour les enfants. Son ambition est sans limite. »
La même emphase s’était manifestée quelques mois auparavant, après que Ronaldo eut obtenu le Ballon d’Or 2014. Son agent (par ailleurs directement mis en cause dans l’affaire fiscale révélée par le Consortium International des Journalistes d’Investigation, mais qui a nié publiquement les accusations d’évasion fiscale), Jorge Mendes, disait de lui :
« Cristiano est un exemple pour les garçons qui veulent triompher, qui veulent travailler pour devenir les meilleurs du monde. Il est aussi un bel exemple pour notre société et pour notre pays, car il nous rend plus déterminés et plus ambitieux. Il est un exemple pour les plus jeunes comme pour les adultes. Il n’est jamais resté les bras croisés. Il a toujours voulu s’améliorer et a conservé cette même ambition jusqu’à aujourd’hui. » (3)
On trouve une analyse plus circonstanciée dans un billet du site madridgalacticos.com (4). Bien que l’on puisse le suspecter de la même partialité que l’agent Jorge Mendes (5), les justifications qui y ont été apportées à la promotion de Ronaldo au rang de role model sont plus élaborées. Il y est rappelé que Ronaldo a dû vaincre quelques handicaps physiques ; surmonter le décès de son père quand il avait 20 ans ; supporter de travailler, au début de sa carrière, avec un encadrement qui ne lui faisait pas confiance ; et se perfectionner sans cesse, avec une opiniâtreté exemplaire. Pour l’auteur du billet, ces caractéristiques ne sont pas uniques, idiosyncratiques, donc inimitables. Elles sont, au contraire, imitables. Autrement dit, les compétences de haut niveau que Ronaldo a acquises, et qui semblent faire de lui un joueur de football d’exception, peuvent être acquises par l’apprentissage. C’est précisément cela qui fait de lui un role model.
2.
Donald Gibson, professeur de management, a proposé deux manières de comprendre la notion de role model (6).
La première repose sur un mécanisme d’identification. Selon cette interprétation, le sujet désire être à l’image de son modèle. C’est ici le modèle qui est le pôle dominant de la relation car, du fait de son statut social, de sa conduite et de son style, il inspire les désirs du sujet, qui en fait l’incarnation de son idéal.
La seconde interprétation est centrée sur le sujet plutôt que sur le modèle à imiter. Le sujet cherche à construire un moi idéal en recherchant, parmi des modèles possibles, réels ou imaginés, des traits qu’il pourrait s’approprier. Ici, comme le souligne Gibson, « l’accent est mis sur un processus d’apprentissage actif tourné vers de multiples modèles à suivre, plutôt que sur la sélection d’une personne particulière jouant le rôle d’exemple à imiter ».
Les descriptions de Cristiano Ronaldo comme role model suggèrent que cette dernière interprétation est la plus appropriée. La persévérance dans la réalisation d’un idéal, qui résume les qualités attribuées à ce joueur de football, sont évidemment transposables dans d’autres environnements, et c’est sans doute en ce sens qu’il a été considéré comme « le meilleur modèle pour les enfants ».
3.
Mais la persévérance dans la réalisation d’un idéal n’est pas dotée d’une valeur morale intrinsèque. Et l’on peut se demander si les mécanismes par lesquels un sujet s’identifie à un modèle unique ou s’approprie des aspects de multiples modèles opèrent de la même façon lorsque l’on se situe dans la sphère morale.
Cette question a été abordée par un auteur spécialiste de l’éthique des affaires, Dennis Moberg, dans un article paru en 2000 dans la revue Business Ethics Quarterly (7). Il notait que « c’est une chose, pour une personne, de chercher à imiter un grand joueur de golf tel que Tiger Woods, et c’en est une autre de chercher à imiter un exemple moral comme Martin Luther King ». Quelles en sont les raisons ?
Pour Moberg, la première raison tient dans le fait que la conduite morale comprend plusieurs phases : la sensibilité aux intérêts d’autrui ; la délibération, qui débouche sur un jugement moral ; l’intention, fondée sur des objectifs à atteindre ; et le comportement ou manière de mettre en œuvre cette intention. Moberg souligne que chacune de ces phases peut inspirer la conduite et qu’il est possible de trouver une personne exemplaire pour chacune d’entre elles.
La seconde raison qui explique la spécificité de la référence à un modèle moral par rapport à d’autres types de modèles a trait à l’attention spéciale qui est accordée à l’action morale. Moberg explique que, lorsque nous souhaitons guider nos actions morales sur une personne ayant valeur d’exemple, nous devons veiller à choisir une personne dont les actes sont en accord avec les déclarations, et nous devons bien sûr veiller nous-mêmes à aligner nos propres actes avec nos propres déclarations. Car il existe un scepticisme répandu sur la cohérence entre paroles et actes dans ce domaine, dont témoigne, selon les mots de Moberg, le « mépris universel » dont est l’objet l’« hypocrisie morale ». Ce scepticisme constitue un obstacle particulier à l’apprentissage fondé sur l’imitation d’un modèle moral.
La troisième raison a trait aux conséquences d’une action morale. Vues sous un certain angle, par exemple économique, les actions morales ne sont pas toujours jugées positivement. Moberg souligne que c’est notamment le cas dans le contexte de l’entreprise. Une action authentiquement morale peut y être jugée négativement sous un angle économique. Pour l’employé qui cherche à s’inspirer d’un modèle moral pour agir, cette dissonance peut constituer un obstacle majeur. Et, selon Moberg, le fait que tel modèle moral ait préservé son intégrité à la suite de son action, ou, pour le dire autrement, qu’il ait su garder les mains propres, ne le rend pas plus apte à servir de modèle à autrui.
On remarquera que ces observations plutôt pessimistes renvoient à la « thèse de la séparation », thèse bien connue dans le champ de l’éthique des affaires, selon laquelle les valeurs et normes morales qui régissent la vie des affaires sont moins exigeantes que celles qui émanent de la morale ordinaire. Ce qui pourrait impliquer cette conclusion étrange que les « modèles moraux » de la vie des affaires ne seraient pas aussi moraux que ceux de la vie ordinaire.
Alain Anquetil
(1) On pourra se reporter aux médias, par exemple à l’article du Monde cité ci-dessus ou à celui de Mediapart (« Ronaldo, 150 millions d’euros dans les paradis fiscaux », 2 décembre 2016), un média qui a participé à l’enquête journalistique.
(2) « Colossus Ronaldo the perfect role model for children – Butragueno ».
(3) « Cristiano Ronaldo is a great role model for youngsters… he is the best player in history, insists super agent Jorge Mendes », Daily Mail, 13 janvier 2015.
(4) « 5 Reasons Why Messi isn’t a good role Model (And Ronaldo is) », 30 septembre 2015.
(5) Le site Real Madrid Galacticos, qui soutient l’équipe éponyme, se qualifie d’« extremely biased » (« extrêmement partial »).
(6) D. E. Gibson, « Role Models », in J. H. Grennhaus & G. A. Callanan (Eds.), Encyclopedia of career development (p. 701–703), Thousand Oaks, CA, Sage, 2006.
(7) D. J. Moberg, « Role models and moral exemplars: How do employees acquire virtues by observing others? », Business Ethics Quarterly, 10(3), 2000, p. 675-696.
[cite]