Deux idées viennent à l’esprit lorsque l’on s’intéresse à la place du droit de retrait dans le champ de l’éthique des affaires. La première concerne le personnage du lanceur d’alerte, que nous avons évoqué à plusieurs reprises dans ce blog. Il peut être amené à quitter son organisation après avoir révélé ou essayé de révéler des pratiques immorales. Il y a beaucoup à dire sur le sens que peut prendre, en pratique, la défection ou le retrait (exit) du lanceur d’alerte. Si, selon le philosophe C. Fred Alford, l’idéal semble correspondre à ce conseil – qui ne vaut que pour certaines situations : « Démissionnez en toute connaissance de cause et avec courage. N’imaginez pas que vous puissiez montrer un désaccord et être aimé à cause de ce désaccord. Soyez en désaccord, démissionnez ou faites-vous licencier, allez parler à la presse, et poursuivez votre vie », la réalité est différente (1). Car « on ne peut être en même temps dedans et dehors, un adversaire et un employé estimé ». En outre, la « discipline », au sein d’une organisation, vise par nature « à créer une réalité dans laquelle le retrait (exit) passe inaperçu et la prise de parole (voice) est ignorée », si bien que le lanceur d’alerte n’a le plus souvent rien du héros dont l’histoire peut être racontée pour l’exemple. La seconde idée a trait à la théorie contractualiste de Thomas Donaldson et Thomas Dunfee. Elle est l’une des principales constructions théoriques de l’éthique des affaires. Le droit de retrait est en effet une composante de leur « théorie des contrats sociaux intégrés », qui comprend deux types de contrats sociaux – le microcontrat et le macrocontrat, dont le premier suppose la possibilité d’un droit de retrait (2). La façon dont ils conçoivent et illustrent ce droit fait l’objet du présent article. Dans un texte relatif à la moralité professionnelle, le philosophe Bernard Williams envisageait deux types de conflits auxquels des professionnels (qu’il convient de comprendre en un sens proche de « personnes exerçant un métier réglementé ») peuvent être confrontés : soit un conflit seulement éprouvé par les professionnels eux-mêmes, prenant par exemple la forme d’un malaise relatif aux règles morales spécifiques régissant leurs pratiques ; soit un conflit entre les professionnels et le public, celui-ci se montrant suspicieux quant à la moralité (au sens de la morale générale, applicable à tous) de leurs pratiques (3). Cependant, la possibilité de tels conflits est caractéristique d’une société dans laquelle les professionnels disposent d’un droit retrait, par contraste avec une société organisée en castes où les professionnels constitueraient une caste. « Dans une société ouverte », dit Williams, « les deux types de conflits sont susceptibles d’être associés ; il est important, bien sûr, par opposition au cas des castes, que les gens puissent décider d’entrer ou de quitter une profession, passant ainsi d’un groupe à un outre » – i.e. du public à la profession ou de la profession au public. La possibilité d’un passage d’un monde à un autre dont parle Williams évite de conférer au droit de retrait la dimension conflictuelle qui existe en puissance dans l’alerte éthique. Elle correspond à la conception qu’en ont Donaldson et Dunfee. Le second principe de leur contrat macrosocial, qui surplombe et contrôle l’ensemble des contrats microsociaux régissant les activités des communautés économiques, inclut un droit de retrait :
« Les contrats microsociaux, qui spécifient des normes, doivent reposer sur un consentement éclairé, étayé par un droit de retrait. » (4)
Le droit de retrait est une condition nécessaire du consentement. Il est l’un des éléments qui en font un consentement éclairé. Un consentement non éclairé, ou absent, s’accompagne en général d’une absence de droit de retrait, comme dans le cas, mentionné par Donaldson et Dunfee dans leur article de 1994, d’employés pauvres travaillant dans des endroits où le chômage est tel qu’ils ne peuvent exercer leur droit de quitter leur emploi. Donaldson et Dunfee proposent plusieurs illustrations du right of exit. Ils évoquent par exemple le droit, pour le membre d’un syndicat, de le quitter à son gré, ou celui, pour un salarié travaillant dans un pays en voie de développement, de refuser les avantages en nature qui lui sont proposés (logement et autres) au profit d’un complément de salaire. Ces illustrations ne sont pas triviales. La première parce que, dans certains contextes, des phénomènes de groupe peuvent empêcher le membre d’un syndicat de le quitter, ce qui est une variante du cas des employés pauvres privés de choix. La seconde parce que ce que refuse le salarié, ce n’est pas tant la structure de sa rémunération que la norme paternaliste qui la motive et dont l’objectif implicite est précisément de le décourager de quitter son entreprise sans pour autant que celle-ci soit découragée de le licencier si elle l’estime nécessaire. Restons un moment sur cette seconde illustration. Elle serait, de l’aveu des auteurs, « contestable », construite seulement en vue de « souligner leur point de vue ». Pourtant elle met en valeur leur idée que le droit de retrait s’exerce moins contre une communauté dans son ensemble que contre une norme mise en pratique et reconnue dans la communauté – ce qu’ils appellent une « norme authentique ». Cette norme peut être si importante qu’elle justifie le recours au droit de retrait. Cependant, Donaldson et Dunfee insistent sur les vertus et l’importance de la prise de parole (voice), une alternative au droit de retrait qui peut permettre de changer les normes de la communauté. La possibilité de s’exprimer et d’être entendu peut d’ailleurs être vue comme un critère crucial de la moralité d’une communauté économique car elle est à l’origine de la création et de l’évolution des normes – selon Donaldson et Dunfee, « des restrictions artificielles à l’exercice de la prise de parole au sein d’une communauté peuvent étouffer la génération de normes » (5). Il importe peu que la norme contestée par le membre d’une communauté (par exemple la norme paternaliste de l’exemple des avantages en nature) viole ou non une hypernorme, c’est-à-dire un principe fondamental de niveau supérieur contribuant à justifier les normes de l’ensemble des communautés économiques (6). Si la norme paternaliste contre laquelle le salarié aimerait exercer son droit de retrait (après avoir, peut-être, épuisé les autres possibilités de protestation) restreint clairement la liberté des membres de la communauté, alors cette norme viole un principe moral fondamental. Sa conduite peut alors entrer dans la catégorie de la désobéissance civile – du moins devient-elle, selon les mots de Donaldson et Dunfee, un « analogue moral de la désobéissance civile » (7). Dans ce genre de cas, la norme visée perd son caractère obligatoire et l’employé a le droit de ne pas la respecter. Si Donaldson et Dunfee insistent sur ce point, c’est parce qu’il est important que leur théorie autorise ce type de conduite (la possibilité de ne pas se conformer à une norme en vigueur dans leur communauté économique). Cependant, les exemples qu’ils proposent mettent toujours en avant des personnes singulières : le membre du syndicat, l’employé qui perçoit des avantages en nature, l’employé du siège d’une multinationale qui refuse de cautionner le fait qu’elle autorise le travail des enfants, le manager qui refuse l’orientation politique de son entreprise ou sa contribution à des œuvres qui sont contraires à ses convictions, l’avocat qui refuse la position de son barreau à l’égard de l’avortement. Le cas du droit de retrait d’une organisation membre d’une communauté économique n’est pas donné en exemple. C’est d’autant plus dommage que l’évolution vers la moralité des normes (au sens où l’entendent, grosso modo, l’éthique des affaires et la responsabilité sociétale de l’entreprise) semble dépendre, dans une certaine mesure, des organisations. Alain Anquetil (1) C. F. Alford, Whistleblowers: Broken lives and organizational power, Cornell University Press, 2001. Cf. l’article “La transgression du lanceur d’alerte » publié en 2013. (2) B. Williams, « Professional morality and its dispositions », in Making sense of humanity and other philosophical papers 1982-1993, Cambridge University Press, 1995. (3) Cf. l’article « Le rôle du concept de convention dans la théorie de Donaldson et Dunfee », d’où est tirée la citation suivante : « Selon l’esprit de cette théorie, les activités économiques devraient être gouvernées par deux types de « contrats » (au sens du contrat social) : un contrat « microsocial », qui existe réellement et gouverne les rapports des agents au sein d’une communauté économique (il existe autant de contrats microsociaux que de communautés économiques) ; un contrat « macrosocial » énonçant les principes généraux auxquels les contrats microsociaux devraient se conformer. » (4) T. Donaldson et T.W. Dunfee, « Toward a unified conception of business ethics: Integrative social contracts theory », Academy of Management Review, 19(2), 1994, p. 252-284; tr. fr. C. Laugier, in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011. N.B. : « Par le mot communauté, on entend un groupe de personnes s’étant défini lui-même comme tel, qui est bien circonscrit, qui interagit dans le contexte de missions, de valeurs ou de buts communs et qui est capable d’établir des normes de comportement éthique destinées à ses membres. » (5) Citation issue de T. Donaldson et T. W. Dunfee, Ties that bind: A social contract approach to business ethics, Boston, Harvard Business School Press, 1999. (6) Les hypernormes sont des « principes si fondamentaux pour toute existence humaine qu’ils peuvent servir à guider l’évaluation des normes morales du niveau inférieur » (Donaldson et Dunfee, 1994). (7) Donaldson et Dunfee (1999). [cite]