L’adjectif « extrême » pourrait s’appliquer à deux des événements récents de l’actualité économique : l’amende « record » menaçant la banque BNP Paribas et la possible corruption dans l’attribution de la coupe du monde de football au Qatar en 2022. Même si, à notre surprise (relative), il ne semble pas avoir été employé jusqu’à présent (selon des recherches sur Google, non exhaustives il est vrai), on peut se demander si les qualificatifs proposés par les commentateurs ont à voir avec l’un des sens du mot « extrême », et, si tel est le cas, pourquoi ce mot n’a pas été mobilisé. Cette dernière question semble manquer de pertinence parce qu’elle ouvre un espace trop vaste de réponses, mais cela n’interdit pas de suggérer quelques hypothèses, surtout si celles-ci permettent de réfléchir un peu à la signification du mot.
Pourquoi l’adjectif « extrême » pourrait-il s’appliquer aux deux cas évoqués ? Passons-les rapidement en revue à travers quelques articles de presse.
L’affaire de la sanction à laquelle BNP Paribas serait soumise a suscité l’emploi de divers adjectifs : « énorme » (beaucoup utilisé dans la presse, par exemple le 5 juin 2014 par François Lenglet sur Rtl.fr : « L’amende exigée par Washington représente deux années de bénéfices de la BNP Paribas. C’est énorme mais pas mortel. »), « record » (« Une menace d’amende record pèse sur la banque BNP Paribas aux Etats-Unis », Les Echos du 10 juin), « déraisonnable » («S’il y a eu une faute, il est normal qu’il y ait une sanction mais la sanction doit être proportionnée et raisonnable. Ces chiffres-là ne sont pas raisonnables », selon le ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius dans « Affaire BNP Paribas : le gouvernement appelle les Etats-Unis à la mesure », Les Echos du 4 juin 2014), « injuste » et « disproportionné » (« François Hollande a mis en garde contre des sanctions “injustes” et “disproportionnées” aux Etats-Unis contre BNP Paribas », Rtl.fr le 5 juin).
Après ces deux derniers adjectifs, en particulier, aurait pu être ajouté le terme « extrême ». En effet, citant le président de la République, le quotidien Libération affirmait que les « sanctions à l’encontre de « la première banque de française mais aussi de la première banque de la zone euro» seraient d’une « hauteur telle, si on en croit certaines supputations, qu’elles pourraient avoir des conséquences économiques et financières sur l’ensemble de la zone euro ». ». Ce propos renvoie à deux sens de l’adjectif « extrême ». Le premier désigne, selon la définition du Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales, la grandeur d’un fait : « Qui excède la mesure ordinaire » – « extrême » est alors synonyme d’« excessif ». Ce sens correspond à la « hauteur » évoquée par le président de la République. Le second sens répond aux « conséquences économiques et financières sur l’ensemble de la zone euro ». Synonyme de « risqué », « hasardeux », « extrême » signifie alors : « Qui est au-delà des autres, au point de comporter des risques, du danger ». En bref, les quelques adjectifs recensés se situent dans le voisinage sémantique du mot « extrême », sans que celui-ci soit mobilisé pour qualifier les faits.
Deuxième cas : la possible corruption dans le cadre de l’attribution de la coupe du monde de football au Qatar en 2022 (1). Le mot « extrême » est employé, mais pas pour décrire ou évaluer les faits (2). On trouve cependant certains mots entrant dans son voisinage, par exemple dans cette phrase du Times traduite dans le journal Le Monde: « Le système de désignation des pays-hôtes de la Coupe du monde est atrocement corrompu ». Dans un article du 9 juin 2014 relatif à l’attitude des principaux sponsors de la FIFA (Fédération Internationale de Football Association) face à cette affaire, l’édition britannique de l’agence Reuters écrivait : « Sony, Adidas, Visa, Coca-Cola et Hyundai, tous membres du groupe principal des sponsors de la FIFA, ont demandé dimanche dernier qu’une enquête approfondie soit menée à propos des allégations de corruption », avant d’ajouter : « Que des sponsors prennent la parole publiquement sur une question aussi délicate est plutôt inhabituel » (« BP, Budweiser join football sponsors’ revolt over Qatar »).
Cet extrait nous informe indirectement sur le mot « extrême ». Le point important n’est pas que les adjectifs « délicat » et « inhabituel » employés par Reuters présentent un sens affaibli par rapport à « extrême ». Il porte sur le fait que ce dernier ne s’applique pas à une « question ». Pourquoi ? Sans doute parce qu’une question comporte une incertitude intrinsèque. Or, le mot « extrême » suppose un état de choses stable et fixé. Le sens physique du mot, « Qui termine un espace », renvoie en effet à un monde fixe offrant à l’observateur des repères qui lui permettent d’apprécier la position d’un objet dans l’espace. La fixité de ces repères s’accorde aussi avec le sens figuré du mot. Les sens figurés « Qui est au plus haut degré » et « Qui excède la mesure ordinaire » supposent que le spectateur qui juge du « degré » ou de la « mesure » d’un objet ou de toute autre entité (apparence, comportement, caractère, activité – dont les activités sportives) se trouve face à un monde normé.
À la fin de l’article de Reuters, il est écrit que la FIFA, à travers un communiqué de son directeur du marketing, a cherché à « dédramatiser la situation » (« FIFA issued a statement from the body’s marketing director Thierry Weil as it sought to take heat out of the situation »). Cette expression est également révélatrice. « Dédramatiser la situation » peut être compris comme : « Ramener le cas à une situation sérieuse mais se trouvant en deçà de l’extrême ». Cela revient d’une part à la ramener dans un monde où l’observateur dispose de repères, d’autre part à éviter de catégoriser cette situation comme une « situation extrême ». Car l’expression « situation extrême » renvoie à une classe particulière de situations dont les caractéristiques ne semblent pas compatibles avec le cas en question et dont l’usage est en quelque sorte réglementé. Nous y reviendrons dans le prochain article.
Alain Anquetil
(1) Sur cette affaire, cf. par exemple « Corruption : Des preuves contre le Qatar », Le Figaro, 1er juin 2014 ; toutefois, la supposée affaire n’est pas récente : on pourra ainsi se référer à l’article du JDD « Mondial 2022 : la désignation du Qatar entachée de corruption? » publié le 29 janvier 2013
(2)Voir l’extrait de cet article du Monde : « Le patron de la FIFA sait que l’attribution du Mondial 2022 au riche émirat est de plus en plus contestée : en raison du climat extrême qui rend impossible la tenue d’un tournoi en été et des conditions, tout aussi extrêmes, dans lesquelles travaillent des milliers d’ouvriers sur les chantiers de Doha » (« Derrière le « Qatargate », la guerre Blatter-Platini », 4 juin 2014).