Alain ANQUETIL
Philosopher specialising in Business Ethics - ESSCA

Le cas suivant m’a été rapporté récemment. Un salarié, Monsieur W, est avisé par son employeur que sa période d’essai de quatre mois est renouvelée. Les règles juridiques du renouvellement ont été respectées, mais Monsieur W est irrité par l’absence de justification, qu’il attribue paradoxalement au fait que son travail donne entière satisfaction. Cependant, ses conditions de travail s’étant sensiblement dégradées au cours des semaines suivant le renouvellement, Monsieur W délibère sur sa situation. Deux semaines avant la fin du terme, il annonce à son employeur qu’il rompt la période d’essai et respectera le préavis légal de 48 heures. Monsieur W a agi par justice corrective. On peut comprendre qu’il a rétabli une égalité morale dans le contexte de sa relation avec son employeur, même si le rééquilibrage un peu vengeur a eu pour conséquence son départ de l’entreprise. Un cas de ce genre semble relever d’une « éthique compensatrice ». Mais ce n’est pas du tout en ce sens que Chen-Bo Zhong et ses trois collègues l’envisageaient dans leur article du Journal of Business Ethics paru en 2010 (1). Certes, on y retrouve la recherche d’une forme d’équilibre moral. Cependant, l’échange dans lequel il se situe ne met pas en jeu deux entités distinctes comme Monsieur W et son employeur, mais une seule personne. C’est dans l’esprit d’un seul individu que se manifeste l’« éthique compensatrice ». Ce billet et le suivant rendent compte de leur argument. Dans ce qui suit, nous présentons la première des deux expériences menées par les auteurs. Le suivant s’intéressera à la seconde expérience, qui les a conduit à proposer un « modèle d’éthique compensatrice ».

1.

Résumé de la première expérience

Le but des auteurs était de répondre à la question de savoir si, lorsque les personnes ont du temps pour délibérer dans une situation de choix moral, leur décision sera « plus éthique » qu'une décision prise spontanément ou dans une relative urgence. Cette interrogation se situe au sein du courant rationaliste de la philosophie et de la psychologie morale qui considère que la délibération – plus précisément une délibération bien menée – est une condition nécessaire et quasi suffisante pour agir de façon morale. Les auteurs ont mené une étude – la première des deux expériences – auprès de 141 étudiants de MBA. Ceux-ci devaient réagir à douze situations moralement problématiques. En voici trois exemples:

- dans le premier scénario, le principal protagoniste a la possibilité de bénéficier impunément, en raison d’une commande trop importante auprès du fournisseur, de cadeaux destinés aux clients de son entreprise ;

- dans le second, il a heurté un véhicule lors d’un voyage avec des collègues qui ne se sont rendus compte de rien parce qu’ils dormaient, mais son entreprise lui demande des explications sur la carrosserie endommagée ;

- dans le troisième, il se trouve dans une équipe travaillant pour un projet stratégique en concurrence avec une autre équipe de la même entreprise, une prime financière étant promise aux membres de l’équipe victorieuse, et il entend par hasard dans un café, sans risque d’être découvert, des membres de l’équipe adverse donner la solution à un problème technique qui bloque son équipe.

À ces trois scénarios, comme aux neuf autres, les répondants devaient répondre à la question « Que faites-vous ? » Mais leur réponse n’était pas libre. Ils devaient choisir entre quatre solutions possibles. Par exemple, dans le cas des deux équipes en compétition, ils pouvaient choisir entre ces quatre options :

a) prendre des notes alors que l’équipe concurrente est en train de converser, et en faire usage à l’avantage de son équipe ;

b) ne rien noter par écrit mais écouter attentivement, et utiliser par la suite les informations mémorisées  à l’avantage de son équipe ;

c) ignorer la conversation des concurrents ;

d) quitter le café pour éviter d’écouter la conversation.

Pour chacune des quatre solutions afférentes aux douze scénarios, Chen-Bo Zhong et ses collègues disposaient d’une estimation de leur degré de conformité à l’éthique. L’évaluation a été réalisée spécifiquement par 24 autres étudiants de MBA. Ils devaient donner une note à chaque réponse en utilisant une échelle de Likert de 1 à 7. Par exemple, s’agissant du cas des équipes en compétition, la solution la plus éthique était la d) avec une note de 6,60, suivie par les solutions c), b) et a), cette dernière ayant une note de 2,46. Pour mettre en scène la variable relative au temps de délibération, les auteurs de l’étude ont réparti dans le temps les demandes de réponses aux scénarios. Les participants disposaient d’un temps réduit pour répondre aux quatre premiers (ils devaient classer les quatre réponses proposées par ordre de préférence), d’un temps plus long pour répondre aux quatre suivants (quinze jours) et d’un temps encore plus long pour les quatre derniers.

2.

Résultats

Le résultat de l’étude a été contraire aux attentes des auteurs. Selon leurs mots, en effet, « les résultats ont montré que les participants faisaient des choix moins éthiques lors des phases successives de l’étude, c’est-à-dire qu’ils faisaient des choix moins éthiques lorsqu’ils disposaient d’un temps plus important pour réfléchir aux dilemmes auxquels ils étaient confrontés ». Bien que surprenant, ce résultat trouve, selon les auteurs, des résonances dans des travaux de psychologie sociale sur l’expression des préjugés (2). Ainsi, des sujets qui affirment n’être ni racistes ni sexistes ont plus de chance de produire un jugement exprimant des préjugés racistes ou sexistes, peut-être parce qu’ils sont moins motivés pour agir conformément à leur affirmation. Les auteurs transposent cette explication à leurs résultats en soulignant la baisse de la motivation qu'auraient connu les répondants dans les phases subséquentes de choix :

« Il est possible que la décroissance du degré d’éthique (ethicality) au cours des phases successives ne soit pas due au fait que les participants aient eu plus de temps pour réfléchir aux dilemmes lors des phases ultérieures, mais au fait qu’ils étaient moins préoccupés par la recherche d'un acte moral après avoir déjà agi moralement à l’occasion des premiers scénarios. »

Chen-Bo Zhong et ses collègues ont précisé cette conclusion grâce à des traitements supplémentaires des données recueillies. Ils affirment ainsi que « les participants qui avaient fait un premier choix éthique devenaient moins éthiques à l’occasion des choix subséquents, tandis que ceux qui avaient fait un premier choix non éthique devenaient plus éthiques ». L’explication de ce résultat fait appel à ce qu'il est convenu d'appeler, dans ce domaine de recherche, des « crédits moraux ». Dans le premier cas (action éthique suivie d'une action non éthique), le premier choix générait un crédit qui conduisait à un relâchement (la baisse de motivation) lors des choix ultérieurs. Dans le second cas (action non éthique suivie d'une action éthique), l’agent s’efforçait de restaurer ses crédits moraux.

3.

Conclusion provisoire

Il s'agit là du cœur de l'argument. Il renvoie à l'image d'un esprit susceptible de fonctionner comme un comptable ou, pour utiliser une analogie plus adaptée peut-être à cause de son fonctionnement automatique, comme un thermostat. Pour ceux qui soulignent la richesse de la vie morale, une telle analogie paraît simpliste. Elle a pourtant plus d'intérêt qu'il n'y paraît en raison de la normativité à laquelle elle se réfère quasi explicitement. Car le thermostat est un instrument essentiellement normatif puisqu'il cherche à maintenir une situation conforme à une norme. Mais, comme le dit Daniel Andler, cette normativité n'est pas la normativité de l'ordre moral ou esthétique, car elle est imposée au thermostat de l'extérieur :

« [Le thermostat] réalise ou incarne un processus qui possède au moins l’apparence de la normativité : il semble être en mesure de « juger » si la température est correcte et de la ramener, le cas échéant, à l’intervalle correct. D’innombrables mécanismes fabriqués par l’homme détectent et corrigent l’écart entre la situation réelle et la situation souhaitée, et sont donc capables de faire respecter une norme donnée. [Mais] la norme du thermostat lui est imposée par l’ingénieur […]. » (3)

Daniel Andler appelle la référence à la norme qui caractérise le thermostat « normativité faible ». La « normativité forte » désigne un fonctionnement contrôlé par la personne, l'agent, qui, selon les termes d'Andler, « a la maîtrise du concept de norme en général, de la norme particulière concernée et de la place de l'entité considérée sur l'échelle normative correspondante ». Nous verrons, dans le prochain billet, ce que le « modèle d’éthique compensatrice » proposé par Chen-Bo Zhong et ses collègues dit de cette normativité.

Alain Anquetil


(1) C.-B. Zhong, G. Ku, R. B. Lount and J. K. Murnighan, « Compensatory ethics », Journal of Business Ethics, 92(3), 2010, p. 323-339.
(2) Voir B. Monin et D. T. Miller, « Moral credentials and the expression of prejudice’, Journal of Personality and Social Psychology, 81(1), 2001, p. 33-43.
(3) D. Andler, La silhouette de l'humain. Quelle place pour le naturalisme dans le monde d’aujourd’hui ?, Paris, Gallimard, 2016.

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