Dans le billet précédent, nous nous étions arrêtés sur la phrase de Stansbury et Barry, issue de leur article sur « les programmes éthiques et les paradoxes du contrôle », soulignant l’importance des mécanismes organisationnels favorisant la coopération (1). Dans ce billet, je présente l’argument de ces deux auteurs, en recourant aux commentaires que le philosophe Luc Bégin y a consacrés en 2011 (2). Deux formes du contrôle, l’une coercitive et l’autre habilitante, y sont invoquées pour éclairer la distinction entre éthique d’entreprise fondée sur des règles (exemplifiée par la compliance) et éthique d’entreprise fondée sur des valeurs. Le rapprochement est intéressant, mais il ne doit pas masquer d’autres questions, plus fondamentales quoique (apparemment) plus éloignées des pratiques.
Mais d’abord, un exposé de l’argument de Stansbury et Barry et de l’intéressant commentaire proposé par Luc Bégin dans sa communication « Contrôle et coordination des actions dans l’organisation : des différents usages et représentations de l’éthique », consultable sur le Web.
Stansbury et Barry partent d’une distinction entre deux formes de contrôle en vigueur dans les organisations bureaucratiques : la forme coercitive et la forme habilitante (enabling) (3). La première forme consiste en processus dont la finalité est de « guider l’action d’employés, dont on suppose qu’ils sont désengagés ». La seconde forme « est fondée sur la compréhension, par les employés, du processus faisant l’objet du contrôle » – comme le dit Bégin : « Quant au contrôle habilitant, les procédures et mesures mises en place visent à aider (habiliter) les acteurs de l’organisation à déterminer ce qu’il est préférable de faire dans les circonstances, sur la base d’informations suffisantes et d’une compréhension adéquate des fins visées par l’organisation ». Après la présentation de l’analogie de cette distinction avec d’autres distinctions figurant dans divers champs des sciences sociales, les auteurs présentent les programmes éthiques fondés sur les règles (confondus avec la notion de compliance) et ceux fondés sur les valeurs, soulignant que, malgré leurs différences, les deux approches ne sont pas exclusives. C’est dans la troisième section, « Les programmes éthiques considérés comme des systèmes de contrôle », que Stansbury et Barry développent le cœur de leur argument. Selon eux, « les dispositifs d’éthique organisationnelle sont des ensembles de mécanismes de contrôle, c’est-à-dire de manières de « standardiser le comportement d’un employé dans les domaines de l’éthique et de la conformité légale » » (4). Intuitivement, ou apparemment, on s’attend à ce que, « s’agissant des décisions éthiques, les contrôles habilitants correspondent à l’orientation vers les valeurs, parce que le contexte qu’ils activent chez le décideur est l’ensemble des valeurs et des buts que toute action devrait s’efforcer de réaliser ». Cependant, les auteurs remarquent que, même si, « en général, une orientation plus forte vers les valeurs ou l’intégrité correspond plutôt à un contrôle habilitant », l’éthique fondée sur les valeurs n’est pas exempte de contrôles coercitifs. Si bien qu’il conviendrait plutôt d’envisager, pour chaque programme éthique d’entreprise, une combinaison de contrôles coercitifs et habilitants.
La dernière partie de l’article examine quelques effets négatifs des systèmes de contrôle inhérents à tout programme éthique. Le concept de réactance psychologique est ainsi invoqué – la réactance psychologique désignant l’idée qu’« à chaque fois qu’un comportement accessible à un individu est pour une raison ou pour une autre retiré de son champ des possibles (ou menacé de l’être), cet individu ressent une restriction de sa liberté, ce qui éveille en lui un état de « réactance psychologique », état psychologique orienté vers un recouvrement de sa liberté » (5). On comprend que les systèmes de contrôle coercitifs provoquent chez les destinataires des tentatives de préserver des marges de liberté, qu’ils « activent une réactance substantielle, en particulier pour les mécanismes entraînant une menace permanente pour l’exercice de libertés évaluées positivement ». Les auteurs proposent l’exemple d’une disposition coercitive permanente demandant aux employés de signaler une malversation commise par un collègue. Une telle disposition activerait une réactance, donc un rejet, parce qu’elle conduirait les employés à se surveiller les uns les autres. Une disposition plus ponctuelle et conjoncturelle éviterait cet effet. Mais des mécanismes de contrôle habilitants peuvent aussi générer de la réactance si les valeurs de l’entreprise, qui jouent un rôle important dans ce cas, ne sont pas en consonance avec les valeurs des employés.
Dans sa communication, Luc Bégin décrit l’incarnation pratique des deux types de contrôle. Ainsi, le rôle des compliance officers « consiste essentiellement à veiller au respect des normes éthiques énoncées par la direction de l’organisation ». Il ajoute qu’« à l’autre bout du continuum, dans une perspective de contrôle habilitant, on retrouve plutôt des conseillers à l’éthique dont la fonction principale est d’accompagner les acteurs dans leur prise de décision et dans l’interprétation des cadres normatifs : ils agissent alors essentiellement en tant que facilitateurs d’un processus réflexif ou dialogique. »
Mais Bégin s’interroge aussi sur la coordination des actions au sein de l’entreprise, qui est le but visé par tout système de contrôle organisationnel. Il s’interroge plus précisément sur l’effet de l’éthique envisagée dans une perspective de contrôle coercitif ou de contrôle habilitant sur quatre paramètres : la façon de garantir la coordination des actions ; le statut accordé aux règles et normes associées à l’éthique dans l’organisation ; les modes d’intervention associés à l’éthique qui sont privilégiés à l’endroit des acteurs au sein de l’organisation ; les façons de compenser les faiblesses et insuffisances de la moralité personnelle. On pourra se reporter à son texte, mais signalons que, par exemple, s’agissant de la recherche de coordination, la conformité (au sens de se conformer à une règle) est le mot d’ordre de l’éthique avec contrôle coercitif, alors que l’engagement envers les valeurs et la réflexivité sont typiques de l’éthique avec contrôle habilitant.
Ces développements sont dignes d’intérêt. Ils permettent de rapprocher des conceptions issues du management ou de la théorie des organisations avec la dimension éthique au sein des entreprises. Toutefois, on ne peut pas, me semble-t-il, ne pas ressentir une certaine gêne à la lecture de tels travaux, aussi intéressants soient-ils. Si l’on se réfère à l’article de Stansbury et Barry, elle est présente dès le deuxième paragraphe, dans cette phrase : « Le contrôle est indispensable à toute organisation, parce qu’il rend la coopération possible ». Et plus loin : « Le contrôle est une condition nécessaire de toute organisation : sans coordination, toute organisation est impossible ». Bégin affirme lui-même que, « comme le soulignent Stansbury et Barry, le fait du contrôle n’est pas en lui-même problématique. Le contrôle est une condition nécessaire de toute organisation : sans une coordination des actions favorisée par des systèmes de contrôle, il ne peut tout simplement pas y avoir d’organisation. La question n’est donc pas de savoir si les programmes éthiques mis en place dans les organisations devraient contribuer ou non au contrôle mais plutôt d’interroger les formes de contrôle auxquelles ils participent. »
Le contrôle est-il vraiment nécessaire à la coopération ? Cette vérité d’évidence mérite réflexion.
Alain Anquetil
(1) J. Stansbury et B. Barry, « Ethics programs and the paradox of control », Business Ethics Quarterly, 17(2), 2007, p. 239-261.
(2)L. Bégin, « Contrôle et coordination des actions dans l’organisation : des différents usages et représentations de l’éthique », in Actes du colloque In-formation et communications organisationNelles : Entre normes et formes (p. 125-131), Université Rennes 2, 8-9 septembre 2011.
(3) Due à P.S. Adler et B. Borys, « Two types of bureaucracy: Enabling and coercive », Administrative Science Quarterly, 41, 1996, p. 61-89.
(4) Les auteurs citent ici G.R. Weaver, L.K. Trevino et P.L. Cochran, « Corporate ethics programs as control systems: Influences of executive commitment and environmental factors », Academy of Management Journal, 42, 1999, p.41-57.
(5) W. Doise, J.-C. Deschamps et G. Mugny, Psychologie sociale expérimentale, Paris, Armand Colin, 1991.