Deux documents publiés le 30 août 2016 donnent matière à une réflexion sur la juste imposition des entreprises. Le premier est le communiqué de presse de la Commission européenne, « Aides d’État : l’Irlande a accordé pour 13 milliards d’euros d’avantages fiscaux illégaux à Apple » ; le second le « message à la Communauté Apple en Europe » de Tim Cook, PDG d’Apple, dans lequel il conteste avec fermeté la décision de la Commission européenne. Cette affaire a fait la une des journaux il y a quelques jours, les propos catégoriques et tonitruants de Cook lui donnant un aspect belliqueux (cf. par exemple l’expression « foutaise politique totale »). Toutefois, de telles manifestations publiques ne devraient pas laisser croire que les faits révélés sont nouveaux, à tout le moins inhabituels, en dépit de l’ampleur du montant d’impôts à récupérer par le fisc irlandais (et peut-être par d’autres administrations européennes) auprès d’Apple. D’abord parce que, selon ses termes, « la Commission enquête [depuis juin 2013] sur les pratiques des États membres en matière de rulings fiscaux » (1), dans le sillage d’une « stratégie ambitieuse d’imposition équitable et d’accroissement de la transparence, qui a permis récemment d’accomplir des progrès majeurs ». Ensuite parce que l’entreprise Apple a déjà été entendue sur le sujet, notamment par le Congrès américain en 2013 dans le cadre d’auditions relatives à sa stratégie d’optimisation fiscale – voir ces articles du Monde aux titres explicites : « Tim Cook : “Le code fiscal américain ne s’est pas adapté à l’économie digitale” » et « Apple mis en cause pour ses détournements d’impôts ». On peut ajouter une troisième raison, plus spécifique : une étude de cas, publiée en 2016 par l’American Accounting Association, dont la première phrase énonce qu’« un certain nombre de commentateurs estiment qu’Apple Inc. illustre la manière dont les entreprises multinationales de haute technologie ont exploité des codes des impôts écrits à l’ère industrielle qui ne conviennent pas à l’économie digitale caractérisant le monde contemporain ». Cette étude de cas fait l’objet du présent article.
Pour rappeler les faits, commençons par ces propos issus du communiqué de presse de la Commission européenne. Ils soulignent le problème d’équité généré, en matière de concurrence, par le ruling fiscal irlandais : « Le traitement fiscal sélectif réservé à Apple en Irlande est illégal au regard des règles de l’UE en matière d’aides d’État, car il confère à l’entreprise un avantage significatif par rapport aux autres sociétés qui sont soumises aux mêmes règles nationales d’imposition. » Plus loin, le communiqué note que « le traitement fiscal accordé par l’Irlande a permis à Apple d’éviter l’impôt sur pratiquement l’intégralité des bénéfices générés par les ventes de produits Apple sur l’ensemble du marché unique de l’UE », la répartition interne des bénéfices au sein des entités d’Apple concernées étant « artificielle », non conforme au « principe de pleine concurrence » qui devrait régir les transactions entre sociétés indépendantes au sein d’un même groupe.
À ceci, Tim Cook répond que « l’annonce du 30 août 2016 sous-entend que l’Irlande aurait accordé à Apple un traitement fiscal spécial. Cette affirmation n’a aucun fondement, dans la réalité comme en droit. Nous n’avons jamais demandé, ni reçu, de traitement spécial. » Il adhère à la règle selon laquelle « les bénéfices que réalise une société doivent être imposés dans le pays où la valeur est créée. Apple, l’Irlande et les États-Unis sont en accord sur ce principe. » Il stigmatise l’insécurité juridique résultant de la position de la Commission, affirmant que celle-ci « demande aujourd’hui un changement rétroactif de ces règles [d’imposition] ». Le message de Cook comprend également une brève analyse politique de la situation (la dernière phrase porte sur « les bases et les principes légaux sur lesquels s’est bâtie l’UE »). On notera aussi la méthode d’exposition retenue par le PDG, qui consiste à décrire l’histoire (manifestement glorieuse) de l’entreprise avant de souligner que « la Commission européenne a entrepris de réécrire l’histoire d’Apple en Europe ». Ajoutons enfin l’utilisation d’assertions incluant des termes de valeurs à vaste portée, notamment la justice (proche ici de la rectitude) – « Quand vous êtes accusé de faire quelque chose qui est à l’opposé de vos valeurs, vous vous sentez outragé. Eh bien, c’est ce que nous ressentons. Car Apple a toujours fait ce qui était juste. » (2) – et le sens de la responsabilité publique – « En tant que citoyens et acteurs d’une entreprise responsable, [etc.] ».
Dans leur article à vocation pédagogique, fondé sur une étude de cas, Mark Holtzblatt, John Geekie et Norbert Tschakert ne se situent pas dans le registre des valeurs, mais dans celui de la stratégie définie par Apple pour minimiser ses impôts (3). Leur description du cas s’inspire de deux articles du New York Times, publiés en 2012 et 2013, qui décrivent la stratégie de minimisation fiscale de l’entreprise américaine (4). Deux techniques sont décrites dans la section « Les stratégies d’Apple en vue d’une minimisation fiscale globale ». La première est connue sous le nom de « double irlandais », qui est en l’occurrence assorti d’un « sandwich hollandais » (5). La seconde, plus récente, joue sur « une divergence entre les règles en matière de résidence fiscale entre le droit irlandais et le droit américain », certaines sociétés offshore d’Apple n’ayant pas de résidence fiscale. Après avoir examiné le traitement comptable de ces stratégies fiscales, l’article conclut la présentation du cas sur les réponses qui pourront être apportées par l’administration fiscale américaine et les institutions internationales afin d’éliminer les faiblesses réglementaires qui autorisent de fait des stratégies d’optimisation telles que celle élaborée par Apple.
Mais là n’est pas l’intérêt majeur de l’article. Il se trouve dans la seconde partie, qui est consacrée aux objectifs pédagogiques du cas et à l’expérience vécue par les étudiants en droit et en comptabilité internationale qui y ont été confrontés. Ces objectifs sont la compréhension, d’une part, des stratégies de minimisation fiscale et de la manière dont elles sont traduites dans les états financiers ; d’autre part, des questions soulevées par les gouvernements concernés ainsi que par des institutions internationales, et des conséquences législatives et réglementaires qui pourraient en résulter. Il s’agit aussi, pour les étudiants, de porter un regard critique sur ces opérations.
Holtzblatt, Geekie et Tschakert présentent enfin la perception de 189 étudiants qui ont eu à réfléchir sur l’étude de cas en 2013 et 2014. Ceux-ci ont estimé avoir, grâce au cas, appris des techniques d’optimisation fiscale, dont le fameux double irlandais et sandwich hollandais, et compris les raisons des critiques formulées par diverses autorités politiques. Ils ont aussi perçu l’importance des activités de lobbying menées par les firmes sur certains aspects de la législation américaine. Il en résulte, selon les auteurs, que « les étudiants sont convaincus que les stratégies de minimisation fiscale et de présentation de ces stratégies dans les états financiers sont une question importante et opportune ». En outre, beaucoup d’entre eux reconnaissent que la compréhension de ces techniques et des questions qu’elles soulèvent contribuera positivement à leur carrière – bien qu’on ne sache pas dans quel sens il faut l’entendre.
Au moment où les auteurs abordent les commentaires libres que les étudiants ont apportés sur leur feuille d’évaluation, on s’attend à trouver quelques jugements sur l’éthique des pratiques d’optimisation fiscale et la responsabilité sociétale des firmes qui les mettent en œuvre. Mais il n’en est rien. Les seuls commentaires libres reproduits dans l’article (il y en a quatre) portent sur le fait que le cas décrit une entreprise réelle dont les produits sont universellement connus, que l’analyse des techniques d’optimisation est bien présentée et que les vidéos sont très vivantes. Nulle mention de l’éthique et de la responsabilité sociétale de l’entreprise. Mais il est vrai que ces notions ne faisaient pas partie des objectifs pédagogiques.
Alain Anquetil
(1) Dans son communiqué, la Commission précise que « les rulings fiscaux en tant que tels sont parfaitement légaux. Il s’agit de lettres de confort émises par les autorités fiscales pour permettre à une société de savoir précisément comment son impôt sur les sociétés sera calculé ou pour l’informer sur l’utilisation de dispositions fiscales spécifiques. »
(2) Citation issue de l’article du New York Times du 1er septembre 2016 : « Tim Cook, Apple Chief, Defends Tax Practices and Says Cash Will Return to U.S. ». Elle suggère un lien avec la vigueur de la réaction d’Apple, celle-ci paraissant alors justifiée par un sentiment d’injustice.
(3) M. A. Holtzblatt, J. Geekie et N. Tschakert, « Should U.S. and global regulators take a bigger tax bite out of technology companies? A case on Apple’s international tax minimization and reporting strategies », Issues in Accounting Education, 31(1), 2016, p. 133-148.
(4) C., Duhigg et D.Kocieniewski, « How Apple sidesteps billions in taxes », The New York Times, 28 avril 2012, et « Inquiry into tech giants’ tax strategies nears end », The New York Times, 3 janvier 2013.
(5) L’article suivant en donne une brève description appliquée à Google : « “Double irlandais” et “sandwich hollandais”: la recette de Google pour réduire ses impôts ».
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