Dans le cadre de l’affaire judiciaire impliquant l’ancien directeur du FMI, M. Dominique Strauss-Kahn, beaucoup de responsables politiques ont appelé, dès le dimanche 15 mai 2011, à « faire preuve de retenue ». Un tel précepte semble évident. Il relève du bon sens et de ce que prescrit l’idéal d’une conduite responsable, c’est-à-dire prudente, modérée et soucieuse de ne pas faire de torts à autrui. C’est justement parce que ce précepte semble aller de soi qu’il mérite examen. On peut par exemple se demander à quoi la retenue est censée s’opposer. Dans cet article, je traiterai notamment d’un cas où elle devrait s’exercer : celui de la « réversibilité du jugement ».
« Acte moral par lequel on se retient, on se contient » (Littré), « attitude de celui qui sait se retenir, se modérer, qui garde une prudente réserve » (Le Robert), « qualité d’une personne qui sait se maîtriser et éviter les excès » (Larousse ). Ces définitions du mot « retenue » se réfèrent toutes à des qualités morales qui s’apparentent à une forme de prudence et de maîtrise de soi. Il y a une logique à cela, puisque le concept suppose qu’un pré-jugement a déjà été fait sur la situation en question. La retenue vise précisément à suspendre ce jugement initial, à le garder pour soi en attendant que des éléments suffisants autorisent à l’exprimer publiquement. Il n’y aurait aucun sens à dire que l’on peut faire preuve de retenue involontairement ou par ignorance, puisque la retenue suppose la maîtrise de soi. Mais est-ce en ce sens moral que les responsables politiques ont employé ce mot au début de l’affaire dans laquelle est impliqué l’ancien directeur du FMI, M. Strauss-Kahn ? (1) (2)
Ce n’est pas évident parce que le concept de retenue a une dimension non morale. L’« appel à la retenue » peut être compris comme un appel à produire des jugements fondés, réfléchis, justifiables (ce qui correspond à la dimension « épistémique » du concept). En philosophie de l’action, on cite parfois le « principe de continence » selon lequel il faut « accomplir l’action jugée la meilleure sur la base de toutes les raisons pertinentes disponibles » (3). Mais encore faut-il que ces « raisons pertinentes » soient « disponibles ». Lorsqu’une situation est marquée par l’incertitude sur les faits (pas seulement sur leur réalité, mais aussi sur leur possible ambiguïté), alors on ne dispose pas des raisons pertinentes susceptibles d’étayer un jugement. D’une certaine façon, plus encore que le bon sens, c’est la situation elle-même qui impose de n’émettre que des jugements factuels « retenus » et d’éviter tout jugement de valeur.
On voit apparaître ici l’une des actions que l’appel à la retenue vise à éviter : la formulation de jugements insuffisamment fondés. Mais une remarque mérite d’être apportée. L’incertitude et l’ambiguïté sont le lot de beaucoup de situations humaines. Comme le dit John Stuart Mill dans un chapitre de De la liberté consacré à la liberté de discussion, les situations qui concernent « la morale, la religion, la politique, les relations sociales et les affaires de la vie » sont souvent très complexes. C’est une raison, pour Mill, de les soumettre à la discussion, donc de les faire entrer dans la sphère publique, car, dit-il, « sur tous les sujets où la différence d’opinion est possible, la vérité dépend d’un équilibre entre deux groupes d’arguments contradictoires ». Cependant il ajoute une sorte d’« appel à la retenue » : dans le cas où l’on ne peut prendre parti pour une opinion ou une autre, il est raisonnable de « suspendre son jugement ».
Si l’appel à la retenue vise à empêcher la formulation de jugements irréfléchis, voire « désinvoltes » ou « audacieux » (des antonymes de la retenue), c’est notamment en raison de l’influence qu’ils peuvent avoir sur l’opinion générale. C’est d’ailleurs avec cette réserve qu’ont été présentés, hier mercredi 18 mai 2011, les résultats d’un sondage selon lequel 57% des Français estimaient que M. Strauss-Kahn était « victime d’un complot ». On a remarqué, dans les médias, qu’il avait été réalisé le lendemain du déclenchement de l’affaire, alors que la thèse du complot avait été explicitement évoquée et que l’opinion était peut-être encore placée dans une situation de confusion émotionnelle ou, comme l’ont dit certains commentateurs, de « sidération ». Ce dernier point est important, car des émotions d’indignation ou de dégoût peuvent être suscitées par des opinions exprimées publiquement, bien que celles-ci ne soient pas étayées par des « raisons pertinentes ».
L’appel à la retenue cherche sans doute aussi à décourager certaines manières convenables d’exprimer des jugements, alors même que les faits sur lesquels ils se fondent ne sont pas établis. Il est possible, par des artifices de langage et par le choix d’un ton approprié, d’exprimer des jugements « non retenus » d’une manière « retenue ». D’utiliser, en bon rhétoricien, une « retenue habile » dans la production d’une opinion. Dans cette hypothèse, celui qui produit un jugement en dépit de l’absence absolue de certitude sur les faits peut apparaître comme une personne « retenue » au sens où elle « sait se maîtriser et éviter les excès », simplement parce que le contenu de son jugement est rendu acceptable par la manière dont il est formulé. Et son influence sur l’opinion peut en être d’autant plus significative.
Cela introduit un autre cas auquel s’adresse, me semble-t-il, l’appel à la retenue dans l’affaire de M. Strauss-Kahn, celui que j’ai appelé « réversibilité du jugement ». Le domaine de la retenue ne se limite pas à la formulation publique d’opinions irréfléchies. Il comprend aussi le cas où l’auteur d’un jugement croit pouvoir le réviser lorsque des faits nouveaux seront connus. Il aura alors, pense-t-il, la latitude de réviser son jugement sans encourir de blâme. Par exemple, il alléguera que, lorsqu’il s’était exprimé la première fois, il « ne pouvait pas savoir », qu’il était « de bonne foi », qu’il restait « ouvert à toute possibilité de révision » ou qu’il s’était exprimé « à chaud, sous le coup d’une émotion bien compréhensible » et qu’en conséquence son premier jugement soi-disant irréfléchi relève, au pire, de la faute excusable.
Le problème auquel la retenue peut prétendre s’attaquer, c’est la possibilité de revenir sur un jugement initial en toute impunité. Celui qui formule un premier jugement de valeur en dépit de sa méconnaissance des faits peut préserver la possibilité de le réviser en justifiant cette révision et surtout en montrant que son jugement initial erroné avait sa raison d’être. Il souscrit d’une certaine façon une assurance en créant une « zone grise » garantissant que la future appréciation morale de son opinion initiale ne pourra pas être négative.
Il est clair que, dans beaucoup de cas, l’auteur de ce genre de calcul fait preuve de mauvaise foi. C’est pourquoi il est potentiellement visé par tout « appel à la retenue ». Celle-ci requiert non seulement de respecter le « principe de continence », mais aussi de ne pas émettre une opinion infondée en garantissant sa future impunité morale. Au fond, elle exige à la fois la vigilance dans la délibération et la bonne foi.
Alain Anquetil
(1) Voir par exemple Le Figaro, Libération, Le Monde.
(2) Sur l’affaire en question, on pourra réécouter l’émission Les Matins de France Culture du 19 mai 2011.
(3) D. Davidson, Paradoxes of irrationality, in R. Wollheim & J. Hopkins (Eds), Philosophical essays on Freud (pp.289-305), Cambridge : Cambridge University Press, 1982. Trad. française de P. Engel, Paradoxes de l’irrationalité, in Paradoxes de l’irrationalité (pp.21-43), Combas, Éditions de l’Éclat.