Cet article devait faire suite au billet introductif sur la place de la langue française dans l’enseignement supérieur, publié le 27 mars 2013. L’actualité récente suggère de consacrer un peu d’espace au mot « mensonge », souvent répété ces derniers jours dans le contexte de la crise politique en France. Il semble que le mensonge en question (celui d’un ancien ministre) ne puisse entraîner une autre réaction que la réprobation morale. Une réprobation renforcée par la « sidération » – la découverte du mensonge et la sidération qui lui a succédé étant pris dans une sorte de boucle d’action en retour. L’état de sidération a semblé en effet favoriser, pour le dire de manière un peu emphatique, une perception juste de la réalité du mensonge.

Mentir est « donner pour vrai, affirmer ce qu’on sait être faux », c’est-à-dire faire « une affirmation contraire à la vérité dans le but de tromper » (1). C’est à cette définition succincte que se sont rapportés les principaux commentaires sur l’affaire qui a conduit à l’actuelle crise politique française, moins d’un mois après la démission du ministre du budget. « Ce mensonge qui ouvre une crise démocratique », titrait l’éditorial du journal Le Monde du jeudi 4 avril 2013, soulignant ainsi sans ambiguïté les conséquences du mensonge – non pas ses conséquences immédiates, celles qui sont constitutives du concept, c’est-à-dire incluses dans sa définition (le fait d’« affirmer ce qu’on sait être faux »), mais les conséquences de la découverte du mensonge. On peut ainsi présumer que la « faute morale impardonnable » dont a parlé le Président de la République dans un communiqué publié le 2 avril se réfère à l’acte lui-même et à ses deux niveaux de conséquences. L’importance de la découverte – qui, dans le cas d’espèce, a pris la forme d’un aveu – était fort bien mis en exergue dans ce passage de l’éditorial de Libération du 4 avril : « Le mensonge à un tel niveau de responsabilité et face à de tels interlocuteurs, le fait de truander les impôts quand on est censé les collecter et organiser la chasse à ceux qui refusent de s’en acquitter, tout cela caractérise une faillite morale pour le responsable public qui, si tardivement, avoue, et un dysfonctionnement grave de l’exécutif qui n’a rien vu ou voulu voir. »

On peut estimer que la découverte du mensonge a contribué à produire la « sidération » dont il a été fait état dans plusieurs commentaires. « De la sidération à la déflagration », titrait par exemple Mediapart le 3 avril. Le sociologue Michel Wieviorka employait le mot dans le JDD : « Je suis dans un état de sidération. C’est un désastre pour la gauche, pour le monde politique, pour la vie intellectuelle et la vie morale. Un désastre généralisé. »

La sidération (le fait d’être frappé de stupeur – voir mon article du 19 mai 2011 « Faire preuve de retenue ») est plus qu’un effet secondaire du mensonge. Elle est non seulement le signe que le mensonge dont il est question est un « mensonge noir » (un « gros mensonge » que toute personne raisonnable réprouverait), mais aussi l’un des moyens conduisant les observateurs à percevoir certaines de ses propriétés. Ainsi, dans l’émission Les Matins de France Culture du 3 avril 2013, Edwy Plenel, journaliste et co-fondateur du site d’information Mediapart, affirmait que « pour mentir, il faut une force de conviction » (2). Une remarque importante, caractéristique de ce que l’on pourrait qualifier de « mensonge professionnel » – une expression qu’un sociologue américain, Alan Ryan, a utilisé à propos des « menteurs professionnels » (professional liars). Cette expression volontairement provocante s’applique selon Ryan à certaines professions (docteurs, avocats, hommes politiques et professeurs d’université, selon la liste à laquelle il s’est intéressé) qui peuvent être amenés, en raison même de leur fonction, à pratiquer certaines formes de mensonge. Mais Ryan commençait son article par une phrase de portée générale possédant l’esprit de la formule d’Edwy Plenel : « Parler d’un menteur professionnel revient à évoquer une personne qui ment comme elle respire, qui sait peut-être fort bien mentir, qui le fait avec conviction et avec aplomb » (3).

Dans le même ordre d’idées, un autre participant à l’émission de France Culture remarquait que, dans la langue italienne, il existe deux mots pour désigner un menteur : bugiardo et mentitore. Bugiardo désigne le petit menteur, celui qui ment pour épargner autrui, mentitore le menteur pernicieux, celui qui « trahit » et cause des torts à autrui. Le verbe « trahir » est ici significatif et, pour ainsi dire, employé à bon escient. Non seulement il suggère de distinguer entre un mensonge restreint à l’espace privé et un mensonge prononcé dans l’espace public, mais il souligne aussi l’importance de la parole en vue de garantir la cohésion de la société. Le verbe « trahir » rappelle ces mots de Montaigne : « Notre intelligence se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse, trahit la société publique. C’est le seul outil par le moyen duquel communiquent nos volontés et nos pensées, c’est le truchement de notre âme : s’il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnaisssons plus » (Essais, « Du démentir », II, 18). L’importance de la parole vraie pour la vie sociale est également résumée dans ce texte de Thomas d’Aquin : « Parce que l’homme est un animal social, chaque homme doit naturellement à un autre ce sans quoi la société humaine ne pourrait être conservée. Or les hommes ne pourraient pas avoir entre eux de vie commune s’ils ne se croyaient pas mutuellement, comme entre gens qui se manifestent mutuellement la vérité. » (4) Comme le dit Giovanni Dotoli, professeur de littérature française, toute parole est supposée cohérente avec la pensée de celui qui la dit (5). Or, la sidération qu’ont ressentie plusieurs observateurs à la suite de la découverte du mensonge d’un ministre alors qu’il était en exercice pourrait provenir de la constatation inattendue d’une incohérence entre pensée et parole. Et une fois ressentie, cette stupeur subite jouerait elle-même le rôle de voie d’accès vers la perception de la réalité du mensonge, renforçant en retour le jugement moral de désapprobation.

Mais une telle unanimité morale ne rend pas justice à la complexité de l’usage du mot « mensonge », ni à la manière dont il peut contribuer à la stabilité de certaines pratiques sociales. Le prochain billet traitera de ce point particulier, avant un retour aux questions relatives à l’usage de la langue française dans l’enseignement supérieur.

Alain Anquetil

 

(1) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert.

(2) Dans sa chronique sur le cas en question, Brice Couturier faisait référence à une intéressante interview de Marcel Gauchet publiée dans le numéro du magazine Causeur d’avril 2013.

(3) A. Ryan, « Professional liars », Social Research, 63(3), 1996, p. 619-641.

(4) Somme Théologique, IIa IIae, q. 109, art. 3, 1m.

(5) G. Dotoli, La voix de Montaigne: langue, corps et parole dans les Essais, Lanore Littératures, 2007.

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