Petit retour sur 2012 – un retour « fiscal ». En France, on se souvient sans doute du cas Google (voir les « techniques mises en œuvre par Google pour payer moins d’impôts » selon les termes de La Dépêche qui y a consacré un article en novembre). L’affaire a eu un certain écho dans la presse jusqu’à ce qu’il soit escamoté par la chronique des « exils fiscaux » de personnes privées, dont, bien sûr, celui de Gérard Depardieu.
Ce billet porte sur un cas similaire au cas Google. Il s’est produit au Royaume-Uni au cours de l’automne 2012 mais a connu une bien plus grande ampleur qu’en France car les stratégies fiscales de grandes entreprises multinationales comme Starbucks, Amazon et Google y ont été vigoureusement et surtout publiquement mises eu cause. La question a fait l’objet d’un très intéressant débat moral dans les colonnes du journal hebdomadaire britannique, The Observer. Cet article en rend compte après une brève présentation de l’affaire. Le prochain traitera de la réponse apportée par Starbucks au début du mois de décembre, sous l’effet de la pression médiatique.
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Au Royaume-Uni, les stratégies globales d’optimisation de certaines multinationales ont eu pour conséquence leur très faible contribution fiscale en matière d’impôt sur le revenu, voire leur défaut de contribution fiscale. L’affaire a fait scandale, y compris au parlement britannique. Dans un contexte de stagnation économique, des appels au boycott ont même été lancés, une situation que le journal hebdomadaire britannique The Week résumait ainsi le 16 novembre 2012 : « Le peuple a-t-il le pouvoir de faire en sorte que les multinationales commencent à payer un montant raisonnable d’impôts ? »
L’affaire a commencé avec un article de l’agence Reuters, signé par Tom Bergin, rendu public le 15 octobre 2012 (1). Son titre est éloquent : « Comment Starbucks évite de payer des impôts au Royaume-Uni » (« How Starbucks avoids UK taxes »). L’article révélait en effet que, en contradiction avec les discours sur la profitabilité de l’entreprise tenus par sa direction aux investisseurs, la filiale britannique de la firme américaine avait déclaré des pertes chaque année depuis son implantation au Royaume-Uni en 1998 – soit treize années de pertes en dépit d’un chiffre d’affaires de 3 milliards de livres sterling et de l’ouverture de 735 points de vente. Reuters indique non sans ironie que la firme « n’a payé que 8,6 millions de livres d’impôt sur le revenu pour cette période, en grande partie parce que le fisc britannique a refusé certaines déductions » proposées par Starbucks.
Dans le cas en question, trois comparaisons sont particulièrement cruelles et, telles que Reuters les présente, plutôt comiques, surtout la seconde. Premièrement, la comparaison entre Starbucks et son concurrent direct et leader du marché, McDonald’s. Entre 2009 et 2011, Starbucks U.K. a déclaré des pertes importantes et n’a payé aucun impôt, alors que McDonald’s a acquitté 80 millions de livres d’impôts en Grande-Bretagne pour un chiffre d’affaires de 3,6 milliards de livres.
La deuxième comparaison porte sur les différents taux d’imposition auxquels Starbucks est soumis. Pour l’ensemble de ses activités, le taux d’imposition global sur le revenu, calculé a posteriori, est de 31%, mais il est seulement de 13% au titre des revenus générés par la firme à l’étranger.
La troisième comparaison confronte les discours et la réalité, c’est-à-dire l’affirmation publique de la profitabilité de la filiale britannique de Starbucks et la réalité de sa contribution fiscale au Royaume-Uni. Comme le souligne Reuters en passant en revue les données financières de la firme au cours des années récentes : « En 2008, Starbucks a déclaré une perte de 26 millions de livres au Royaume-Uni. Cependant son directeur général, Howard Schultz, a déclaré à un analyste que l’activité avait été si brillante en Grande-Bretagne qu’il comptait tirer les leçons de l’expérience britannique afin de les appliquer au marché américain, le marché le plus important pour la firme. Il a également promu Cliff Burrows, ancien patron de Starbucks pour le Royaume-Uni et l’Europe, à la tête de la filiale américaine, affirmant qu’il avait hâte de le voir « mettre en œuvre le même dynamisme et le même sens des affaires aux États-Unis » ».
Idem en 2009 : « Les comptes de la filiale britannique montraient une perte record de 52 millions de livres, alors que le directeur financier, Troy Alstead, annonçait à des investisseurs que la filiale britannique était « bénéficiaire » ». Et en 2011, malgré une perte de 33 millions de livres, « John Culver, président de la division internationale de Starbucks, affirmait à des analystes, avant l’annonce des résultats : « Nous sommes très satisfaits des résultats au Royaume-Uni » ».
L’effet comique s’est répété à l’occasion de l’audition des dirigeants de Starbucks, Amazon et Google devant le Comité des comptes publics de la Chambre des communes au Royaume-Uni le 12 novembre 2012. Cette audition a été qualifiée de « pitoyable » par The Week qui soulignait qu’« au grand étonnement des députés, tous partis confondus, le directeur financier de Starbucks,Troy Alstead, a expliqué que l’entreprise ne payait presque pas d’impôts au Royaume-Uni parce qu’elle n’y réalisait pas de bénéfices. Comme le remarquait Simon Hoggart, éditorialiste au Guardian : « Année après année, l’entreprise a été déficitaire. Cependant elle a survécu d’une manière ou d’une autre et le patron de la filiale britannique a même été promu ! Starbucks est une belle association caritative ! » (2)
2.
Derrière l’ironie de la situation se pose naturellement la question des mécanismes, par ailleurs légaux, grâce auxquels Starbucks et d’autres entreprises multinationales « optimisent » leurs contributions fiscales. L’article de La Dépêche déjà cité, « Comment Amazon, Facebook, Starbucks et Google payent si peu d’impôts en France ? », en décrit succinctement trois : choix d’implantation du siège social, montage dit du « sandwich hollandais » ou du « double irlandais » (3) ou encore utilisation de « déficits indéfiniment reportables ».
Mais plutôt que de les approfondir, mieux vaut évoquer les arguments de principe qui ont été échangés dans le cadre de cette affaire dans l’édition du 17 novembre de The Observer. Ils reflètent quelques positions théoriques bien connues en éthique des affaires.
Le débat a opposé Margaret Hodge, députée travailliste et présidente du Comité des comptes publics de la Chambre des communes britannique, et Jeff Jarvis, professeur à la City University de New York. Il a été structuré autour de deux thèmes significatifs :
(i) celui de la justice au sens de la contribution équitable de chaque partie (les firmes d’un côté, la société de l’autre) au système de coopération que constitue l’économie d’un pays ;
(ii) celui, d’esprit kantien, de l’intention dont peuvent témoigner, à travers leurs stratégies d’optimisation fiscale, les firmes multinationales.
(i) La première passe d’armes entre les deux débateurs a eu lieu sur le terrain de la justice. Margaret Hodge a d’emblée mis en avant le caractère injuste des stratégies d’« optimisation fiscale » utilisées par des entreprises multinationales pour éviter que leurs profits ne soient soumis à l’impôt. Pourquoi ces stratégies sont-elles injustes ? À cause d’un déséquilibre entre « contribution » et « rétribution » : la contribution fiscale des entreprises concernées est très insuffisante au regard des « rétributions » résultant de leurs activités en Grande-Bretagne. Si ces rétributions ne débouchent pas sur des profits imposables, c’est en raison de stratégies fiscales qui, bien que légales, ne sont pas morales – « It may be legal but it is not right », souligne Hodge.
Les firmes qui les pratiquent sont à l’image des passagers clandestins qui profitent de la coopération des autres pour obtenir des gains plus importants. En ce sens elles nuisent à l’intérêt public, mais elles causent également du tort à leurs concurrents moins puissants qui ne peuvent recourir aux mêmes artifices (ce qui, en violant le principe de l’équité de la concurrence, lèse de nouveau l’intérêt public). En effet, toujours selon Hodge, les firmes multinationales qui utilisent les leviers fiscaux pour réduire leurs impôts au minimum « pensent qu’elles peuvent jouir des bienfaits résultant des services et des infrastructures qui sont financés par les contribuables britanniques tout en refusant de payer équitablement leur contribution (their fair share) au regard de ces coûts ». C’est pourquoi Hodge considère que leurs stratégies fiscales sont « inacceptables ». Dans la mesure où elles se comportent comme des non-coopérateurs, il est légitime que non seulement les gouvernements, mais aussi les consommateurs, à travers des actions de boycott, agissent pour défendre l’intérêt public.
(ii) Le deuxième thème du débat avait trait à l’intention des multinationales qui recourent aux stratégies d’optimisation fiscale – un argument de type kantien. Hodge le présente ainsi : « Nous attendons des firmes qu’elles paient un impôt équitable calculé sur les profits qu’elles réalisent en Grande-Bretagne, non qu’elles abusent de mécanismes leur permettant de détourner ces profits vers des pays à faible taux d’imposition et cela uniquement [je mets en italiques cet adverbe qui est ici le mot essentiel] pour éviter de payer l’impôt britannique sur les bénéfices. Bien sûr, les entreprises ont un devoir envers leurs actionnaires mais elles ont aussi un devoir envers les sociétés où elles gagnent de l’argent ».
L’adverbe « uniquement » est essentiel pour l’argument de Hodge car il lui permet successivement de qualifier l’intention sous-jacente aux stratégies fiscales des firmes en question, de dénoncer leur indifférence à l’égard de l’intérêt public, de souligner que leurs stratégies témoignent de leur « cupidité » et, pour finir, de leur conseiller de soigner leur réputation, la cupidité n’ayant pas bonne presse, en particulier dans un contexte de crise.
Face à ces arguments, les objections de Jeff Jarvis ont été pour le moins classiques et, au bout du compte, plutôt décevantes. Dans une logique friedmanienne, il s’est attaché à souligner le fait que seules les lois nationales étaient en cause, pas les firmes dont la conduite est logiquement dictée par l’intérêt des actionnaires (4). Selon lui, la critique de Hodge devrait porter sur les pays qui offrent des taux d’imposition très bas et incitent ainsi les entreprises à y faire imposer leurs profits. Un argument intéressant mais rebattu auquel Jarvis a, hélas !, ajouté des observations douteuses (et tout aussi rebattues), par exemple sur l’effet désastreux d’un appel au boycott sur l’attractivité de la Grande-Bretagne pour les investisseurs étrangers.
Face à de tels arguments, Margaret Hodge n’a pas eu de difficultés à remporter le débat.
Alain Anquetil
(1) Cf. aussi la vidéo du site de Reuters, « Starbucks vs the little guy: an axe to ‘Grind’ ».
(2) On pourra se référer aussi à cet autre article de The Week : « Tax row: ‘pathetic’ Amazon man humiliated by MPs ». Il rend compte du caractère » pitoyable » des auditions des représentants des multinationales en cause.
(3) Voir l’article de Wikipedia ou, pour le cas de Google, l’article du Parisien « Google et la technique du « sandwich hollandais » ».
(4) Cf. par exemple mon Qu’est-ce que l’éthique des affaires ? (Vrin, 2008) sur la position, par ailleurs bien connue, de Milton Friedman en matière de responsabilité sociale des entreprises.
Photo de couverture: © Copyright Gary Rogers / Starbucks, Baker Street – CC-BY-SA-2.0