Dans une vidéo mise en ligne sur le site de la COP21, la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques qui se tiendra à Paris du 30 novembre au 11 décembre 2015, Laurence Tubiana, ambassadrice française chargée des négociations sur le changement climatique, soulignait que le plan qui résultera de la COP21 « sera fondé sur la justice et l’équité ». La justice et l’équité sont précisément les thèmes qu’abordait il y a 20 ans, dans un article de la revue Business Ethics Quarterly, le philosophe Holmes Rolston III. Dans ce billet, je rends compte de son argument, qui tourne autour d’un schéma simple : celui du « gâteau » que se partagent les pays du monde.
Holmes Rolston III, philosophe américain mais aussi révérend de l’Église presbytérienne, est un spécialiste de l’éthique de l’environnement. Soit dit en passant, il fait partie du petit groupe de savants de renommée internationale qui, sans être des spécialistes du domaine, ont apporté une contribution à l’éthique des affaires – parmi eux se trouvent notamment Alasdair MacIntyre, Gregory Kavka, Richard Rorty, Amartya Sen, Robert Audi et Tom Beauchamp (1).
Le propos de son article de 1995 conserve son actualité (2). Il a trait au lien entre la mise en place d’un ordre économique international équitable et la protection de l’environnement, deux principes qui ont été énoncés par le Sommet Planète Terre, la conférence des Nations Unies sur l’environnement et le développement de Rio de Janeiro (3-14 juin 1992). Pour Rolston, ces deux principes sont liés « en principe et en pratique ». Car, précise-t-il :
« Un ordre économique international équitable exige la protection de l’environnement, laquelle n’est pas possible sans un ordre économique international équitable. Quoique la nature et les affaires économiques constituent deux domaines différents, ils se recouvrent parce qu’un ordre social équitable exige le partage d’une productivité économique dont le fondement ultime se trouve dans les ressources naturelles. Ceci suffit à faire de la protection de l’environnement une question éthique, même si la préservation de l’environnement peut aussi être un problème éthique en soi, pas simplement parce qu’elle est reliée à la justice économique. »
La conférence de Rio fut l’occasion de clivages binaires, de polarités telles que « Nord / Sud, riches / pauvres, G-7/G-77, pays développés / pays en voie de développement », etc. (3). La polarité riches / pauvres recouvrait celle des pays du G-7 et des pays du G-77.
Rolston rappelle les chiffres du Rapport sur le développement dans le monde de 1991 : « Le Nord, avec environ 1/5ème de la population mondiale, produit et consomme chaque année 4/5ème des biens et services mondiaux. Le Sud, avec 4/5ème de la population mondiale, n’en produit et consomme que 1/5ème. (…) Pour un dollar de croissance économique par personne dans le Sud, 20 dollars reviennent à chaque personne dans le Nord. »
En 2015, on le sait, le constat est de même nature. À propos du rapport d’OXFAM de janvier 2015, intitulé « Insatiable richesse : toujours plus pour ceux qui ont déjà tout », l’économiste Mustapha Maghriti indiquait que « la part du patrimoine mondial détenue par les 1% les plus nantis est passée de 44% en 2009 en 2009 à 48% en 2014 et dépassera les 50% en 2016. En 2010, la fortune nette des 80 personnes les plus riches au monde s’élevait à 1.300 milliards de dollars. En 2014, le montant atteignait les 1.900 milliards. » Il ajoutait que « l’année 2008 fut une année charnière : alors que la part des richesses semblait augmenter au profit des 99 %, tout bifurque et bascule après la dépression économique de 2008 en faveur des 1% et au préjudice des plus démunis. En clair, ce sont 48% des richesses qui sont détenues par les 1%, laissant 52% aux moins riches. La courbe semble indiquer que la tendance pourrait aller en s’accentuant. »
À des fins pédagogiques, Rolston propose de représenter cette asymétrie dans la distribution des revenus par le schéma suivant – dont les proportions ne reflètent pas la réalité :
Il y a, souligne Rolston, deux manières d’interpréter ce schéma. La première correspond au « modèle de l’exploitation » (exploitation model). Selon ce modèle, les parts du gâteau sont dépendantes l’une de l’autre : si les nations les plus riches produisent et consomment une grande quantité de biens, c’est au détriment des plus pauvres, celles du G-77. Rolston en tire aussitôt une conséquence en matière de protection de l’environnement : il est inutile, selon cette interprétation, d’exiger des nations du G-77 des efforts importants en la matière, puisque les pays riches sont non seulement responsables du prélèvement d’une grande partie des ressources naturelles, mais, qu’en outre, ce prélèvement se fait au détriment des plus pauvres.
Le second modèle est celui des revenus (earnings model). Il est fondé sur le mérite. Plutôt que de décrire un processus d’exploitation, le schéma rend ici compte de la rétribution (supposée juste par principe) de ceux qui fabriquent le gâteau. Ce modèle est (notamment) celui du capitalisme, selon lequel, pour Rolston, « les entrepreneurs qui sont en mesure de produire ce dont la société a besoin sont récompensés équitablement ; ceux qui travaillent dur obtiennent de bons salaires. C’est cela, l’équité. L’équité n’exige jamais de rétribuer chaque partie de manière égale ; la justice consiste à donner à chacun son dû. Nous traitons les égaux de manière égale ; nous traitons ceux qui sont en situation d’inégalité de manière équitable, ce qui revient, typiquement, à proposer un traitement inégal proportionnel au mérite ».
On le voit, les mots « justice » et « équité », employés par Laurence Tubiana, avaient tout leur sens il y a 20 ans – et il y a plus longtemps encore. Mais Rolston précise que le sens donné à ces valeurs dépend du modèle d’interprétation choisi. Selon le modèle de l’exploitation, « une redistribution de richesse », indique-t-il, c’est-à-dire une redistribution « des pays du Nord vers ceux du Sud, est due, pour des raisons de justice, à ceux qui ont été exploités ». En revanche, selon le modèle des revenus et du mérite, « il n’est pas question de justice, seulement de bienveillance ». Cette tension entre valeurs et devoirs moraux, décrite si clairement par Rolston il y a 25 ans, sera nécessairement débattue lors de la prochaine conférence COP21.
Alain Anquetil
(1) A. MacIntyre, « Why are the problems of business ethics insoluble? », Proceedings of the First National Conference on Business Ethics, 1977, p. 99-107, tr. fr. G. Kervoas, in A. Anquetil (éd.), Textes clés de l’éthique des affaires, Paris, Vrin, 2011 ; G.S. Kavka, « When two ‘wrongs’ make a right: An essay on business ethics », Journal of Business Ethics, 2, 1983, p. 61-66 ; R. Rorty, « Is philosophy relevant to applied ethics? », Business Ethics Quarterly, 16(3),. 2006, p. 369-380 ; A. Sen, « Does business ethics make economic sense ? », Business Ethics Quarterly, 3(1), 1993, p. 45-54 ; R. Audi, «Virtue Ethics as a Resource in Business », Business Ethics Quarterly, 22(2), 2012, p. 273-291 ; T.L. Beauchamp et N.E. Bowie, Ethical theory and business (7th edition), Pearson Prentice Hall, 2004.
(2) H. Rolston, III, « Environmental Protection and an Equitable International Order: Ethics after the Earth Summit », Business Ethics Quarterly, 5(4), The Environment, 1995, p. 735-752.
(3) Rolston en propose 17.
(4) Article des Echos du 10 février 2015, « Mondialisation et répartition de la richesse mondiale : des riches comme Crésus et des pauvres comme Job ».