Les politiques économiques sont-elles inspirées par de profondes raisons morales ? Ce débat a eu lieu de façon presque imprévue à l’occasion de L’Esprit Public sur France Culture. L’émission, diffusée le dimanche 17 juin, portait sur les orientations politiques et économiques de la coalition entre les conservateurs et les libéraux-démocrates qui est actuellement au pouvoir au Royaume-Uni. La question n’était pas celle de savoir, pour reprendre le titre d’un texte célèbre d’Amartya Sen, si l’économie est une science morale, mais d’identifier les substrats moraux plus ou moins implicites des orientations économiques actuelles des pays européens. Un débat révélateur de l’importance des fondements moraux qui sont en arrière-plan de beaucoup de décisions humaines – à laquelle John Maynard Keynes, plusieurs fois cité dans L’Esprit Public, n’était pas indifférent.

 

1.

C’est Michaela Wiegel, correspondante à Paris de la Frankfurter Allgemeine Zeitung et participante à L’Esprit Public, qui a placé sur le terrain moral un débat qui portait à l’origine sur la situation générale du Royaume-Uni. Il vaut la peine d’en résumer les termes et d’en donner quelques illustrations issues d’auteurs bien connus comme Benjamin Franklin, Max Weber et John Maynard Keynes. Cet exercice est une manière parmi tant d’autres de souligner les arrière-plans moraux de beaucoup de considérations et décisions humaines qui semblent à première vue dénuées de liens avec la moralité.

Selon Michaela Wiegel, les politiques économiques européennes actuelles – en particulier celles de l’Allemagne et du Royaume-Uni – sont inspirées par une « pensée morale ». Il s’agit fondamentalement d’une pensée de l’abstinence et de l’austérité, qui s’incarne dans l’idée de « vertu budgétaire ». Ainsi, pour la pensée économique dominante en Europe, « la croissance ne peut que résulter d’une politique vertueuse [passant par un] assainissement des comptes publics. Donc », conclut Michaela Wiegel, « la croissance est le résultat d’une démarche profondément morale (…), d’ailleurs d’inspiration protestante ». Or, les orientations de la France telles qu’elles se dessinent depuis le changement de majorité politique semblent prendre le « contrepied de cette démarche morale » car « la croissance ne résulterait plus des efforts et de l’austérité [mais] d’une « démarche plus frivole où la croissance est finalement le résultat de beaucoup de facteurs – mais plus de cette vertu ».

L’opposition entre deux pôles de la pensée morale, l’austérité et la frivolité, a suggéré à Jean-Louis Bourlanges, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, un détour par John Maynard Keynes. Car ce dernier est, selon lui, « l’homme de l’inversion des valeurs, de la subversion des valeurs victoriennes (…). C’est quelqu’un qui vous explique qu’en jouissant, on fait progresser la consommation, la croissance – donc le refus de tout ce qui avait été l’école victorienne et même l’école classique libérale ». Et Jean-Louis Bourlanges se demande justement si « les britanniques ne sont pas fondamentalement en train de vivre une sorte de rupture avec le substrat moral du keynésianisme ».

Les deux autres participants au débat ont mis en cause l’idée que la politique économique d’assainissement des finances publiques était fondée sur un « substrat moral ». Max Gallo, romancier et historien, s’est exclamé : « Dieu nous garde de la morale appliquée au raisonnement politique et économique », soulignant le caractère contextuel (spécialement le déterminisme contextuel) des recours aux arguments vertueux et aux invocations morales. Quant à Jean-Claude Sergeant, professeur d’université et spécialiste du Royaume-Uni, il a rapporté le dogme de la « vertu budgétaire » à « une espèce d’économie ménagère : la ménagère ne dépense pas plus que ce qu’il y a dans son porte-monnaie ». Selon lui, « il n’y a pas de morale là-dedans, c’est du « gros bon sens » – un « gros bon sens » presque victorien, d’une certaine façon, qui empêchait de « jouir » dans la mesure où on n’en avait pas les moyens (…). Donc c’est plutôt du pragmatisme, une sorte de logique pragmatique plutôt que de morale. (…), une espèce de logique économique : on n’aura pas de croissance tant qu’on n’aura pas assaini les finances ». Jean-Claude Sergeant résume cette logique en termes d’autosacrifice : « Il faut souffrir avant de redevenir saint ».

2.

Les références aux deux termes de la pensée morale – l’austérité et la frivolité – présents dans ce débat méritent d’être précisées. Pour le premier – l’austérité,– à travers un bref passage par Benjamin Franklin et Max Weber. Pour le second – la frivolité,– en recourant à quelques considérations de Keynes sur la « jouissance ».

En 1736, Benjamin Franklin témoignait, selon Max Weber, de « l’esprit du capitalisme ». Parmi les conseils prodigués par Franklin figure celui-ci : « Il ne faut pas conserver de l’argent emprunté une heure de plus que le temps convenu ; à la moindre déception, la bourse de ton ami te sera fermée pour toujours » (1). Cet aphorisme s’applique à la personne en ce qui concerne la gestion de ses propres affaires, mais il s’appliquerait tout autant à un État, l’enjoignant à se conformer au dogme de la « vertu budgétaire ».

Commentant le sermon de Franklin, Weber soulignait sa dimension intrinsèquement morale : « Le propre de cette philosophie de l’avarice semble être l’idéal de l’honneur dont le crédit est reconnu et, par-dessus tout, l’idée que le devoir de chacun est d’augmenter son capital, ceci étant supposé une fin en soi. En fait, ce n’est pas simplement une manière de faire son chemin dans le monde qui est ainsi prêchée, mais une éthique particulière. En violer les règles est non seulement insensé, mais doit être traité comme une sorte d’oubli du devoir. Là réside l’essence de la chose. Ce qui est enseigné ici, ce n’est pas simplement le « sens des affaires » – de semblables préceptes sont fort répandus – c’est un éthos » (2).

3.

C’est bien à un « éthos » que Michaela Wiegel et Jean-Louis Bourlanges se référaient dans L’Esprit Public en évoquant le « substrat moral » des politiques économiques (3). Ce dernier renvoyait en effet à un éthos où dominait la « jouissance » en un sens keynésien.

Un essai de Keynes, paru en 1930, traite explicitement de la « jouissance » (4). Il commence d’ailleurs par une phrase qui aurait été adaptée à la crise des comptes publics que connaissent aujourd’hui certains pays développés : « Nous souffrons en ce moment précis d’un grave accès de pessimisme économique ».

À quelle occasion Keynes y évoque-t-il la « jouissance » ? Dans sa défense d’un « plan de vie » que les êtres humains devraient, selon lui, poursuivre dans le futur, et qui diffèrerait radicalement des modes d’existence qu’ils ont connus. Selon les mots de Keynes, ce plan de vie consisterait à « jouir de l’abondance », c’est-à-dire à profiter de la liberté dont les hommes bénéficieraient « une fois dégagé[s] de l’emprise des préoccupations économiques » – de la « lutte pour la subsistance ».

On pourrait penser qu’il s’agit seulement là d’une opposition entre un mode de vie dévolu au labeur et un mode de vie consacré au plaisir, au divertissement et à la jouissance. Mais Keynes va plus loin car il envisage les fondements moraux de ces deux manières de concevoir une vie humaine. Au socle moral traditionnel caractérisé par une disposition mentale qu’il appelle « intentionnalité » (disposition orientée vers la poursuite de la richesse comme fin et non comme moyen, ainsi que vers la recherche de l’accumulation future au détriment de la jouissance immédiate des ressources disponibles) se substituerait en effet un nouveau code moral fondé sur la jouissance. Cette transformation ne serait pas aisée car, dit Keynes, « nous avons été trop longtemps dressés à peiner et non à jouir ». Mais « quand l’accumulation de richesse ne sera plus d’une haute importance sociale, le code de la morale connaîtra de profondes modifications. Nous pourrons nous débarrasser de nombre des principes pseudo-moraux qui nous ont tourmentés pendant deux cents ans, et conduits à exalter comme les vertus les plus hautes quelques-unes des dispositions les plus détestables de la nature humaine ».

L’« intentionnalité » est l’une de ces dispositions par lesquelles l’homme « remet sans cesse à plus tard » et finit par se priver de la jouissance et, au-delà, du bien moral que représente la liberté. Selon Keynes, l’« intentionnalité » signifie « que nous sommes davantage concernés par les résultats lointains de nos actions que par leur qualité propre ou leurs effets immédiats sur notre environnement. L’homme « intentionnel » tente toujours d’assurer à ses actions une immortalité factice et illusoire en projetant dans l’avenir l’intérêt qu’il leur porte ». Par contraste, l’homme libre, capable de jouissance, placera « les fins au dessus des moyens » et préfèrera « le bien à l’utile » : « Nous honorerons ceux qui sauront nous enseigner à cueillir chaque heure et chaque jour de façon vertueuse et bonne, ces gens merveilleux qui savent jouir immédiatement des choses (…) ».

Cette disposition d’esprit « intentionnelle » est sans doute présente en arrière-plan du dogme de la « vertu budgétaire ». « Il faut souffrir avant de redevenir saint », disait Jean-Claude Sergeant, mais Keynes va encore un pas plus loin puisqu’il affirme que l’« intentionnalité » empêche précisément de redevenir saint – « saint » signifiant pour lui : un homme sachant « jouir immédiatement des choses ».

Alain Anquetil

(1) B. Franklin, « Necessary hints to those that would be rich », Œuvres, Sparks, 1736. Cité par Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905, tr. fr. J. Chavy, Paris, Plon, 1964.

(2) M. Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, op. cit. On notera au passage que « l’idéal de l’honneur » que cite Weber a été invoqué à l’occasion de la crise grecque. Un article de juillet 2011 des Inrockuptibles sous-titrait par exemple : « Depuis un siècle, deux familles se partagent la gouvernance de la Grèce : les Papandréou et les Caramanlis. Les pères ont apporté au pays grandeur et indépendance, les fils, décadence et déshonneur ».

(3) Dans son Dictionnaire de philosophie, Christian Godin indique que, selon Max Weber, l’éthos « désigne la manière dont l’individu ou le groupe social interprète et internalise les règles morales ». Voir Bernard Fusulier, « Le concept d’ethos », Recherches sociologiques et anthropologiques, 42(1), 2011, mis en ligne le 29 septembre 2011.

(4) J. M. Keynes, « Perspectives économiques pour nos petits-enfants », 1930, tr. fr. T. Demals, dans La pauvreté dans l’abondance, Paris, Gallimard, « Tel », 2002. Je n’ai pas exploré d’autres travaux de Keynes où il développerait la remarque de Jean-Louis Bourlanges selon laquelle la jouissance « fait progresser la consommation ».

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