L’article précédent s’intéressait au concept de légitimité, qui avait été mobilisé pour expliquer les réactions chinoises dans le récent conflit territorial sino-japonais. Le présent article aborde un autre aspect du conflit : ses effets spécifiquement économiques. Des intérêts matériels, essentiellement japonais, ont en effet été affectés par la crise politique. Ces effets témoignent d’un « décalage » entre la politique et l’économie – un concept connu dans les sciences sociales et qui a été invoqué dans l’éthique des affaires académique à propos du commerce électronique.
Un commentateur du quotidien chinois Global Times affirmait à propos du conflit territorial lié à l’archipel des Senkaku ou Diaoyu qu’en raison du degré de civilisation atteint par la société chinoise, mais aussi pour des raisons économiques, « [la Chine] devrait encourager des modes de protestations plus raisonnables. Les violences et les pillages ne feront rien pour résoudre le conflit des îles Diaoyu. Ils pourraient même s’avérer contreproductifs car ils font plus de mal que de bien, à la fois sur un plan diplomatique et en termes de stabilité intérieure. (…) Nous devrions éviter de recourir à des méthodes illégales et violentes, même au nom du patriotisme. (…) La situation actuelle est un test pour la Chine, qui a pris au Japon la place de deuxième économie mondiale. Désormais, la civilisation et la société chinoise devraient se conformer aux normes morales internationales. Nous devrions agir de façon rationnelle en analysant les caractéristiques structurelles des relations sino-japonaises. »
Cette position sur le conflit revêt un sens particulier : les considérations politiques et économiques devraient être alignées. Plus précisément, les intérêts politiques devraient être ajustés aux intérêts économiques. La phrase « Nous devrions éviter de recourir à des méthodes illégales et violentes, même au nom du patriotisme » signifie que les croyances catégorielles, ici identitaires (celles qui soutiennent le patriotisme et le nationalisme), devraient être révisées, à tout le moins ajustées.
Que signifie plus précisément ce souhait d’un ajustement entre le politique et l’économique ? On pourrait y voir l’idée implicite que l’économie produit des effets positifs sur l’individu, sur son développement personnel et moral – c’est-à-dire une adhésion à la thèse de Montesquieu selon laquelle « l’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres » (1), et à celle de Benjamin Constant : « Le commerce inspire aux hommes un vif amour pour l’indépendance individuelle. Le commerce subvient à leurs besoins, satisfait à leurs désirs, sans l’intervention de l’autorité. » (2)
Mais le commentateur du Global Times ne fait sans doute pas référence aux vertus privées du commerce. Il pointe plutôt le fait que la liberté du commerce peut entrer en conflit avec des intérêts politiques ou qu’elle peut être soumise à ces intérêts. C’est en raison de ce conflit que les intérêts politiques et les intérêts économiques doivent s’ajuster. Or, ce processus d’ajustement est pratiquement difficile à réaliser. Dans un discours relatif à la mondialisation prononcé en 1999 au Forum économique de Davos, Kofi Annan, ancien Secrétaire Général de l’ONU et promoteur du Pacte mondial des Nations Unies (Global Compact), l’avait clairement souligné : « La mondialisation est une réalité incontournable. Mais, à mon avis, nous en avons sous-estimé la fragilité. Voici où le bât blesse : l’expansion des marchés est bien trop rapide pour que les sociétés et leurs systèmes politiques puissent s’y adapter, sans parler de l’orienter. Or, l’histoire nous enseigne qu’un tel déséquilibre entre les sphères économique, sociale et politique ne peut durer. (…) La cohésion des marchés nationaux tient à ce qu’ils reposent sur des valeurs partagées. Face aux transformations économiques et à l’incertitude, les investisseurs savent que quoi qu’il arrive, ils pourront toujours compter sur le respect de certaines normes. Mais ils n’ont pas encore ce degré de confiance dans le marché mondial. Tant qu’ils ne l’auront pas, l’économie mondiale restera fragile et vulnérable aux effets de tous les maux en “isme” qui caractérisent l’après-guerre froide : protectionnisme, populisme, nationalisme, chauvinisme, fanatisme et terrorisme. »
Dans ce passage, l’une des phrase clés est : « l’expansion des marchés est bien trop rapide pour que les sociétés et leurs systèmes politiques puissent s’y adapter ». Car elle fait référence à un « décalage » entre la politique et l’économie. À cause de la mondialisation, le commerce progresse plus vite que les structures politiques au sein desquels se déroulent les activités d’échange et de production.
Il est possible de considérer ce « décalage », et les ajustements visant à le combler, à un niveau micro. Le développement d’Apple en Chine en est un exemple. Un article du Time, paru le 2 juillet 2012 et intitulé « The cult of Apple in China », mettait en balance la « passion quasi religieuse des fans chinois d’Apple » – une firme qui « symbolise ce qu’il y a de mieux dans la grande entreprise américaine », selon les termes de l’article – et les orientations politiques et idéologiques du gouvernement chinois. C’est à la lumière de ce contraste que devrait être interprétée cette phrase de Timothy Cook, le PDG d’Apple : « Il existe d’énormes opportunités pour les entreprises qui comprennent la Chine, et nous faisons tout notre possible pour la comprendre ». C’est par la compréhension que l’ajustement entre intérêts politiques et intérêts économiques peut être réalisé. Mais l’exercice est difficile non seulement, comme le précise l’article, parce que « l’entreprise Apple devra aussi convaincre les Chinois qu’elle se soucie de leur bien-être », mais aussi parce qu’il n’existe pas d’ajustement entre le politique et l’économique à un niveau global (3).
Mais le « décalage » peut être considéré de façon plus théorique et à un niveau macro. Car il désigne un phénomène social plus général, celui de l’écart temporel pouvant exister à un moment donné entre différents domaines humains. Dans un article paru en 1937, le sociologue William Ogburn traitait du décalage entre science et religion (4). Il affirmait que « la relation entre la science et la religion a été trouble à différents moments du temps à cause des découvertes scientifiques sur la nature du monde et la nature de l’homme. Ces tensions profondes ont fini par s’apaiser, mais à l’époque il existait un sérieux problème d’ajustement, souvent de la part de ceux qui subissaient la force de l’invention, qu’elle soit sociale ou mécanique. Dans beaucoup de cas, ces tensions sont dues au fait qu’il existe un délai, ou un décalage (lag), qui provient de la difficulté à suivre un changement accéléré. »
Dans le champ plus spécifique de l’éthique des affaires académique, un tel « décalage » a été identifié à propos de l’éthique du commerce électronique. C’est ainsi que deux auteurs, Beverly Kracher and Cynthia Corritore, ont attribué au décalage possible entre l’éthique d’une pratique et le changement technologique un certain nombre des questions morales spécifiques posées par le e-commerce. Les auteurs s’inspiraient du constat général qu’« un décalage apparaît quand le rythme d’un changement technologique excède largement celui du développement moral (…). Ce décalage provient des caractères spécifiques de la culture et de la technologie. »
Cette dernière affirmation est importante : elle donne tout son poids à l’idée qu’un décalage entre, par exemple, éthique et technologie, est un phénomène social. Cela implique qu’une solution collective s’avère appropriée pour comprendre et combler le décalage, et aligner en l’occurrence le développement éthique sur le développement technologique.
Alain Anquetil
(1) L’esprit des lois, XXII, 2, 1748.
(2) De la liberté des anciens comparée à celle des modernes, 1819.
(3) Timothy Cook a d’ailleurs reçu des mises en garde des autorités politiques chinoises à propos des conditions de travail, Apple utilisant de nombreux sous-traitants en Chine, dont l’importante société Foxconn. Celle-ci a été mise en cause justement en raison des conditions de travail qui règnent dans ses centres de production (cf. l’article de Libération du 1er octobre 2012 : « Chine : la mort ou la révolte, dilemme des ouvriers de Foxconn »).
(4) W.F. Ogburn, « Culture and sociology », Social Forces, 16(2), 1937, p. 161-169.
(5) B. Kracher et C.L. Corritore, « Is there a special e-commerce ethics? Business Ethics Quarterly, 14(1), 2004, p. 71-94.