Daniel Buren (Porticos, Japon, 1996)
« Ne respectez pas les règles, fixez-les ». « Suivre les règles, c’est suivre les autres. Ne faites pas comme tout le monde, fixez votre style en prenant le volant de Citroën DS4 ». Ce slogan publicitaire a conduit deux personnes à saisir le Jury de déontologie publicitaire (JDP). Celui-ci a rendu sa décision le 29 septembre 2011 et jugé la plainte justifiée. À la lecture du compte-rendu, on s’aperçoit que l’ensemble de la question et le contenu des arguments échangés dépendent du sens donné au mot « règle ». Le mot a certes été employé en un sens relâché, métaphorique, pour des raisons publicitaires. Mais c’est l’ambiguïté sur sa signification qui a suscité la plainte et la demande du JDP que le message publicitaire en question ne soit plus diffusé.
1.
Commençons par les motifs de la saisie. Ils sont résumés dans la section « Les arguments des parties » de la décision publiée sur le site du JDP, l’instance associée à l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP) qui est chargée de statuer sur des plaintes relatives à des messages publicitaires. Les motifs sont décrits en ces termes : « la phrase utilisée en accroche incite les conducteurs à un « comportement irresponsable » ainsi qu’à « la mise en danger de la vie d’autrui » et nuit aux « efforts déployés pour améliorer la sécurité routière » ». En outre, « l’un des plaignants ajoute que cette publicité contrevient à la règle déontologique selon laquelle la publicité « ne doit pas donner à penser, dans les messages, que les qualités des véhicules en matière de sécurité active et passive permettent de transgresser les règles élémentaires de prudence qui s’imposent à tout conducteur. » »
Les plaintes se réfèrent à des règles de conduite. Or, comme le souligne le compte-rendu, « s’il est un domaine où les règles doivent impérativement être respectées, c’est bien sur la route ». Mais les règles auxquelles le message publicitaire de Citroën se réfère ne sont pas les règles du Code de la route. La société Citroën affirme ainsi que ce message « a pour objet d’inciter le consommateur à se distinguer par rapport au comportement majoritaire d’achat sur le marché ». En bref, « les « règles » évoquées dans le slogan ne font pas référence à celles du Code de la route mais à celles de la société prise en son ensemble ».
On mesure la difficulté, pour le JDP, de trancher ce genre de cas. Car le problème posé (« encourager aussi explicitement un comportement transgressif ») se réfère à un certain type de règles : celles du Code de la route. Ce sont des règles prescriptives, obligatoires, dont le non-respect est sanctionné par des moyens légaux. Mais le mot « règle » peut recevoir d’autres définitions. Par exemple, en un sens prédictif, il peut renvoyer à des manières habituelles de se comporter en société. Dans ce cas, les sanctions pour non-respect ne sont pas de même nature. Au pire, elles prennent la forme d’une désapprobation sociale. Par exemple, violer la règle selon laquelle on sert du café à la fin du repas et non au début ne provoquera qu’un sentiment de gêne ou d’incompréhension (qui, certes, pourra avoir de sérieuses conséquences pour son auteur si la violation de la règle a lieu lors d’un dîner diplomatique) (1). Le sens est ici prédictif car chacun, au sein de notre société, s’attend à ce que le café soit servi à la fin du repas.
2.
C’est à ce deuxième sens de la règle que Barbara Phillips se réfère dans un article publié dans le Journal of Business Ethics en 1997 (2). Elle propose un argument visant à défendre la publicité contre les attaques substantielles dont elle est victime. Ces attaques reposent sur le fait que la publicité favorise le consumérisme, encourage l’idée selon laquelle la consommation de biens peut contribuer à résoudre des problèmes sociaux (par exemple en reliant la consommation à la recherche de l’amitié ou du bonheur) et crée en permanence de la frustration chez les consommateurs car ceux-ci s’habituent à ne jamais se satisfaire des biens qu’ils possèdent.
Pour répondre à ces attaques, Phillips emploie un argument de nature extrinsèque : elle affirme que les maux dont on accuse la publicité ne proviennent pas de la publicité, mais du capitalisme. « La publicité », dit-elle, « ne peut se défendre contre ces accusations convaincantes qu’en montrant qu’un facteur social d’un niveau plus élevé est responsable des conditions sociales en question. Ce facteur existe : c’est le capitalisme. » En outre, point essentiel de son argument, la publicité est séparable du capitalisme : elle n’est qu’un moyen de communiquer qui est indépendant du système de valeurs capitaliste et peut fort bien servir d’autres causes. Si l’on accuse la publicité de favoriser le matérialisme, c’est parce qu’elle est une « cible visible ». En bref, l’argument de Phillips consiste à démontrer que les attaques contre la publicité sont mal dirigées.
Un développement particulier de l’article a un lien avec le cas de la publicité Citroën DS4. Il concerne la section relative au rôle que joue la publicité pour promouvoir la valeur sociale qui résulte de la consommation de biens. « La publicité révèle aux consommateurs ce que les biens qu’ils utilisent « disent » sur eux », affirme Phillips. « Les messages publicitaires disent aux consommateurs qu’ils peuvent exprimer leurs identités à travers un schéma de préférences relatif aux biens qu’ils consomment ». La publicité contribuerait à « nous définir nous-mêmes et à définir nos relations avec les autres à l’aide de biens de consommation », c’est-à-dire à donner à des biens matériels une signification sociale « qui permet aux individus de se relier au monde ». C’est là une source majeure de critique de la publicité : elle ne devrait pas attribuer un sens aux choses. Telle n’est pas sa fonction.
Mais Phillips y répond en invoquant le même genre d’argument extrinsèque : ce n’est pas la publicité qui attribue un sens social à des biens matériels, mais la société elle-même. Elle affirme que, « dans n’importe quelle société, tout besoin humain est construit socialement, même quand la publicité n’existe pas. Les besoins humains les plus élémentaires sont socialement construits. Par exemple, notre culture impose des règles arbitraires relatives à ce qui est acceptable ou non en matière d’alimentation. On nous apprend ce que nous pouvons manger, où nous le pouvons, quand nous le pouvons et avec qui, et toutes ces règles sont fondées sur des objets. Dans la culture américaine, par exemple, nous ne mangeons pas de viande de cheval, de cervelle ou d’insectes. »
3.
Les règles auxquelles fait référence l’accroche « Ne respectez pas les règles, fixez-les » de la publicité Citroën DS4 sont-elles celles que décrit Phillips ? Cela semble être le cas si l’on se réfère à la phrase du compte-rendu du JDP, qui a été citée plus haut : « Les « règles » évoquées dans le slogan ne font pas référence à celles du Code de la route mais à celles de la société prise en son ensemble » (je mets les italiques). Cela semble aussi être le cas si l’on considère un autre argument de la défense, une sorte de méta-règle : « Dire non au conformisme ». Mais il est difficile d’attribuer un tel sens dans le cas de cette publicité et, plus largement sans doute, pour une grande majorité de publicités. La raison en est que les règles sociales, bien qu’arbitraires, sont partagées, donc rigides et stables, et qu’il semble peu probable que l’achat d’une voiture puisse les modifier. Quant au non conformisme, il désigne une prise de position qui n’est pas nécessairement un acte individuel relevant d’une auto-fixation des règles. L’attitude non conformiste peut tout à fait figurer parmi les règles sociales. Il convient de noter que les défenseurs de la publicité Citroën DS4 mentionnent également les « règles classiques en matière de design ou de positionnement sur leurs marchés ». Mais ce sont des règles relatives à la pratique d’un métier qui ne peuvent pas être celles dont un consommateur pourrait chercher à se libérer en achetant une voiture.
Si les règles mentionnées dans l’accroche ne sont ni celles, prescriptives, du Code de la route, ni celles (soulignées par Phillips), prédictives et imposées par la société, ni encore les règles du métier, quelles sont-elles ? Il est difficile de répondre, et c’est justement là que se situe le problème. D’ailleurs, la décision du JDP l’exprime clairement (on notera les points d’interrogation) : « Même si le texte en bas de la photo entretient une certaine ambiguïté quant aux règles en question (règles esthétiques ? de conformisme social ?), reste que le sentiment de sa propre supériorité technique ou de celle de son véhicule, voire une impression de toute-puissance, fait partie de l’état d’esprit de l’automobiliste imprudent qui se croit dès lors autorisé à ne pas respecter les règles du Code de la route ou à fixer les siennes, avec les conséquences dramatiques que l’on connaît ».
Le mot « règle » a une nature ambiguë parce qu’il possède (au moins) un sens prescriptif et un sens prédictif. Quand on l’emploie de manière métaphorique, par exemple dans la publicité, mieux vaut être sûr que son sens prescriptif ne sera pas activé. Or, ce sens a été (involontairement) activé dans le cas de la publicité Citroën DS4. Ce phénomène d’activation mentale est inévitable : on veut dire « Ne faites pas comme tout le monde », mais on dit aussi (involontairement) : « Faites ce qu’il vous plaît ».
Alain Anquetil
(1) J’emprunte l’exemple à Ruwen Ogien dans son introduction à « Normes, règles, lois », Actes du séminaire 1994-95, Paris, CERSES-CNRS, 1997.
(2) B.J. Phillips, « In Defense of Advertising: A Social Perspective », Journal of Business Ethics, 16(2), 1997, p. 109-118.