Je clôturais le billet précédent par cette interrogation : le contrôle est-il vraiment nécessaire à la coopération ? – et considérais que cette vérité d’évidence méritait réflexion. Elle constitue l’objet du présent article. Si l’on se réfère au propos littéral de Stansbury et Barry, les deux auteurs cités précédemment, la question devrait plutôt être : le contrôle est-il vraiment nécessaire à toute organisation ? Mais dans la mesure où une organisation a pour finalité de mettre en œuvre et de faire vivre la coopération en vue de remplir sa mission, les deux questions peuvent être, semble-t-il, approximativement confondues. Dans cet article, je m’intéresse à la place du concept de contrôle dans les définitions générales de la coopération. Ce qui, soit dit en passant, s’accorde assez bien avec l’actualité, puisqu’un récent article du magazine Pour la Science traitait justement de la coopération. Revenons sur le passage dans lequel Stansbury et Barry considèrent que le contrôle est inhérent à toute organisation : « Le contrôle est une condition nécessaire de toute organisation: sans coordination, l’organisation est impossible (…), et la coordination suppose que des buts soient sélectionnés. Un contrôle effectif structure la coopération des acteurs à chacun des niveaux de l’organisation. » (1) Cinq concepts sont reliés dans ces deux phrases : organisation, contrôle, coordination, coopération, but. Le schéma logique semble être :
But –> Organisation –> Coopération –> Coordination –> Contrôle
où la flèche signale que le conséquent est une condition nécessaire de l’antécédent. Que dit, à cet égard, la littérature relative à la coopération ? A-t-elle recourt au concept de « contrôle » – dans le sens d’une fonction de contrôle identifiée, formelle, institutionnalisée – pour définir la coopération ? Il est seulement possible, dans l’espace restreint de ce billet, de donner un aperçu de la réponse à cette question. Dans un récent article de Pour la Science, le primatologue Frans de Waal traite de l’émergence de la coopération (2). La capacité à coopérer n’est pas propre aux êtres humains, y compris lorsqu’elle inclut des étrangers ou est désintéressée, mais elle acquiert, dans notre espèce, une dimension très évoluée : « L’une des caractéristiques qui nous est réellement propre », souligne de Waal, « est sans doute la nature très organisée de nos collaborations. Nous mettons en place des groupes hiérarchisés, capables de réaliser des projets d’une complexité et d’une ampleur uniques dans le monde animal. » De Waal conclut son article par l’importance du souci de la réputation, qui serait une condition fondamentale de la vie commune et de la coopération dans les sociétés humaines. On notera, sans bien sûr en tirer des conséquences significatives, que son bref article ne comprend ni le mot « coordination », ni le mot « contrôle ». Seul le mot « organisation » est en mis en avant, après adjectivation, dans la citation ci-dessus : « la nature très organisée de nos collaborations ». Est-il possible de définir la coopération sans référence au concept de contrôle ? Évidemment. On n’a d’ailleurs pas besoin de se rapporter à une définition pour en être convaincu : bon nombre de nos expériences de coopération se déroulent sans qu’un contrôle (identifié, formel, institutionnalisé) soit nécessaire. Quant aux définitions de dictionnaire (celles consultées pour l’occasion), elles s’en passent très bien. Le Centre National de Ressources Textuelles et Lexicales présente une série de définitions de la coopération sans évoquer le mot « contrôle », entre autres : « Action de participer (avec une ou plusieurs personnes) à une œuvre ou à une action commune » ; « Aide, entente entre les membres d’un groupe en vue d’un but commun » ; « Méthode d’action par laquelle des personnes, ayant des intérêts communs, s’associent en vue d’un profit réparti au prorata de leur activité ». Le mot « coordination » ne recourt pas plus au mot « contrôle » pour sa définition : « Mise en ordre, agencement calculé des parties d’un tout selon un plan logique et en vue d’une fin déterminée » ; « État de choses harmonieusement disposées en vue d’un certain effet » ; « Mise en harmonie de divers services, de diverses forces, de différentes composantes, en vue d’en renforcer l’efficacité ». Quant à la définition du mot « contrôle », elle ne fait référence ni à la coopération ni à la coordination. Cependant, le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, après avoir rappelé que le mot « coopération » « a été emprunté comme terme de théologie au dérivé latin chrétien cooperatio : part prise à une œuvre commune (en parlant de Dieu) », souligne la connotation économique qu’a pris son sens moderne – l’idée générale d’« opérer conjointement avec quelqu’un » – « par calque de l’anglais cooperation » : « Ce dernier est un terme employé par le réformateur Robert Owen (1771-1858) pour désigner sa méthode de gestion des entreprises, fondée sur la répartition du profit en fonction de la participation de chacun ». Le mot est, bien sûr, très populaire dans le monde des affaires, où il accompagne d’autres termes emblématiques de la doxa du management, par exemple les termes de coordination et de collaboration, ainsi que diverses variables indépendantes, dont la confiance et le pouvoir. Dans un article récent consacré à différents modèles de coopération dans les chaînes de valeur (supply chains), Yue Ming, Bernard Grabot et Raymond Houé proposent ainsi de distinguer coordination, coopération et collaboration dans le cadre des relations entre les firmes faisant partie d’une même filière industrielle :
« La coordination se réfère à la synchronisation d’activités mutuellement dépendantes (ce qui suppose un échange minimal d’informations). Dans ce cas, chaque entreprise mène ses opérations selon sa manière propre, mais tient informés ses partenaires. La coopération [est, dans le contexte de l’article, considérée comme] un terme générique utilisé lorsque la qualité attendue de la relation est plus forte que dans le cadre d’une simple coordination, ce qui implique, par exemple, l’échange d’informations ou de savoirs. La collaboration se réfère à un niveau encore plus élevé de relation, incluant par exemple l’éventualité qu’une entreprise modifie son comportement afin de se conformer à l’attitude de son partenaire […]. Dans le cadre de la collaboration, un partenaire pourra accepter que ses objectifs propres soient inférieurs à ses attentes initiales au profit d’un accroissement de la réalisation des objectifs communs. » (3)
Pas de « contrôle » à ce niveau définitoire, mais le mot est cité parmi les facteurs influençant les relations au sein des supply chains. En outre, les auteurs remarquent, à la fin de leur propos, que « les situations de coopération sont en perpétuelle évolution, ce qui implique qu’elles devraient être en permanence sous contrôle », observant aussitôt que « l’une des conditions de ce contrôle est d’être capable de mesurer un état initial, de viser un état final et de contrôler une trajectoire ». Au-delà de la difficulté à définir et mesurer ces états, ainsi que les manières de contrôler la « trajectoire », l’observation n’étonnera pas les esprits familiers de la théorie des organisations : le contrôle doit entrer en scène pour éclairer la mise en œuvre d’une coopération complexe. On retrouve ici, comme le dit Linda Rouleau dans son ouvrage sur la théorie des organisations, « l’héritage de Fayol, [qui] se fait sentir dans les facultés de gestion dans lesquelles l’enseignement du management repose sur la version moderne de ces principes, le PODC (planifier, organiser, diriger et contrôler) » (4). Dans une version moderne britannique des principes d’administration de Fayol, intitulée « Planning organisation command coordination and control », la fonction de contrôle est rapportée au plan d’action de l’organisation – à la « trajectoire » mentionnée par Ming, Grabot et Houé (5). Au fond, cette fonction apparaît dans l’intervalle entre la coopération et l’organisation. Inutile de définir la coopération à l’aide du concept de contrôle : celui-ci ne devient pertinent que lorsque la coopération doit s’instaurer dans un collectif. Si le contrôle est un ingrédient de la théorie des organisations, ce n’est pas un ingrédient de la théorie de la coopération. Sans doute pourrait-on affirmer la même chose du concept de pouvoir. Cette déconnexion peut sembler triviale, mais on peut en tirer de multiples conséquences. C’est ce que le prochain article s’efforcera de faire. Alain Anquetil (1) J. Stansbury et B. Barry, « Ethics programs and the paradox of control », Business Ethics Quarterly, 17(2), 2007, p. 239-261. (2) F. de Waal, L’émergence de la coopération, Pour la Science, 445, novembre 2014, p. 52-55. (3) Y. Ming, B. Grabot et R. Houé, « A typology of the situations of cooperation in supply chains », Computers & Industrial Engineering, 67, 2014, p. 56-71. (4) L. Rouleau, Théories des organisations, Presses de l’Université du Québec, 2007. (5) « Controlling means: checking that everything occurs according to the plan adopted, the principles established and the instructions issued ; taking appropriate corrective action periodically ; checking for weaknesses, errors and deviations from the plan ; checking that the plan is kept up to date (it is not cast in stone but adapts to changing developments). »