De fausses informations diffusées intentionnellement (des intentionnally false reports, qui constituent une catégorie des « fausses nouvelles », les fameuses « fake news ») peuvent causer des torts (1). De telles conséquences sont récemment advenues dans les domaines de la politique et de la finance. « Les fausses nouvelles se répandent sur les marchés financiers », titrait ainsi le Financial Times le 4 mai 2017 (2). Dans le domaine financier, les fausses informations diffusées intentionnellement font souvent partie d’une stratégie visant à faire monter le cours d’une action en trompant les acteurs du marché, notamment les analystes et les investisseurs. À l’ère du numérique, les modes de promotion des entreprises fondés sur des « fake news » peuvent être si sophistiqués (la Security Exchange Commission, l’organisme de contrôle et de régulation des marchés financiers aux Etats-Unis, a qualifié le cas pris en exemple par le Financial Times de « sophisticated stock promotion scheme ») qu’ils devraient conduire les acteurs à prendre des mesures spécifiques afin de s’assurer de la véracité des informations qui leur sont communiquées, ainsi que de la crédibilité des sources. Ces mesures de prudence concernent aussi le champ de l’éducation. Un article publié en avril 2017 dans le magazine américain Phi Delta Kappan traite précisément de cette question (3). Je résume et discute ici les arguments de ses auteurs.
1.
Phi Delta Kappan défend une vision démocratique de la société. En matière d’éducation, elle se traduit par le souci de contribuer à la formation de citoyens désireux de participer à la vie publique et capables de débattre et de prendre position sur des sujets relatifs à l’intérêt général.
Il n’est donc pas surprenant que les auteurs de l’article relatif au danger des « fake news », Margaret Crocco et trois collègues, aient fait précéder le compte-rendu de leurs travaux par la déclaration suivante :
« Nous croyons qu’apprendre aux jeunes à savoir comment, de façon réfléchie, accéder à une source d’information et aux informations qu’elle propose, et comment les évaluer et les utiliser, est crucial dans une démocratie, en particulier dans notre ère de prolifération de l’information. »
2.
L’approche de Crocco et ses collègues ne porte pas sur les mécanismes psychologiques qui conduisent des cibles à donner du crédit à de fausses nouvelles. Elle consiste plutôt à décrire, à travers une expérience menée auprès de 30 étudiants (en l’occurrence des adolescents), la manière dont ils utilisent des données probantes (traduction de l’anglais evidence, que l’on peut comprendre comme désignant des données pouvant servir de prémisse à un argument).
L’enquête menée repose sur sept types de données probantes qui, selon les auteurs, « sont typiquement invoquées lors de discussions sur des politiques publiques, en vue de défendre ou de réfuter des positions » :
- Données statistiques
- Données issues de la recherche académique
- Jugements d’experts
- Eléments issus de l’expérience personnelle
- Anecdotes et données issues de l’expérience d’autrui
- Exemples, cas ou illustrations
- Règles et procédures qui autorisent ou interdisent des types de comportement
L’enquête visait d’abord à tester la manière dont les étudiants évaluaient les données probantes issues de ces sept catégories, soit dans un contexte abstrait, soit dans le contexte d’un cas particulier de nature sociopolitique, en l’occurrence le cas « Brown versus Board of Education » qui vit la cour suprême des Etats-Unis déclarer en 1954 que la séparation des écoles publiques sur des critères raciaux était inconstitutionnelle. En outre, les étudiants devaient justifier leurs réponses.
Il est apparu que, pour une majorité d’entre eux, les évaluations différaient selon que l’objet d’analyse était abstrait ou concret :
- dans un contexte abstrait, les données de type statistique ou les données issues de la recherche académique étaient privilégiées ;
- dans le contexte concret du cas « Brown versus Board of Education », les éléments issus de l’expérience personnelle, qui comprennent une dimension émotionnelle, étaient jugés comme les sources d’information les plus pertinentes.
Les auteurs ont ensuite testé l’usage des données probantes sur deux questions relevant de politiques publiques – réforme de la politique en matière d’immigration et protection de la vie privée sur Internet. Celles-ci ont été soumises à une délibération collective à laquelle ont participé les étudiants dans le cadre habituel de la classe.
Dans le deuxième cas, il s’agissait pour les participants de répondre à la question suivante :
« Doit-on permettre à des moteurs de recherche comme Google et à des réseaux sociaux comme Facebook de collecter et de contrôler les données personnelles de leurs utilisateurs, et de les partager avec des annonceurs, ou cela viole-t-il leur droit à la protection de la vie privée ? »
Pour mener leur délibération, les étudiants disposaient de données probantes appartenant aux sept catégories définies ci-dessus, auxquelles, d’ailleurs, il leur était explicitement conseillé de se référer.
Cependant, à la surprise des expérimentateurs et des enseignants, ce ne fut pas le cas. Les étudiants ignorèrent une grande partie des données probantes qui leur étaient soumises, en dépit du fait qu’elles mettaient en évidence des menaces pour la protection de la vie privée. Et s’ils les considéraient, « ils semblaient convaincus », selon les termes des auteurs, « que renoncer à leur vie privée était un petit prix à payer pour disposer de l’accès aux réseaux sociaux et à de puissants moteurs de recherche ».
Sur le fondement de ces résultats, les auteurs proposent cinq recommandations :
- rechercher des possibilités variées d’évaluer les données probantes, par exemple en envisageant des perspectives opposées;
- prendre conscience des facteurs internes et externes susceptibles de biaiser ces évaluations,
- réaliser qu’il n’y a pas seulement deux catégories de données, les bonnes et les mauvaises, mais que des données peuvent avoir un degré de crédibilité;
- connaître les différents types de données probantes.
3.
Quels enseignements tirer de cet article sur la question des « fake news », en-dehors de la généralité et de la complexité des questions posées par la sélection, la compréhension et l’interprétation de données et d’informations ? J’en propose deux.
Le premier vient d’être exposé. Les recommandations de Crocco et ses collègues désignent aussi des compétences spécifiques qui sont identifiables, descriptibles et mesurables. Une personne disposant de la compétence à évaluer des informations serait en mesure non seulement de comprendre que telle information est suspecte, mais aussi de l’écarter de toute délibération.
L’article propose d’ailleurs un exemple. On se souvient de la raison avancée par des répondants pour ne pas considérer des éléments pertinents en matière de protection de la vie privée : « renoncer à leur vie privée était un petit prix à payer pour disposer de l’accès aux réseaux sociaux et à de puissants moteurs de recherche ». Cette raison est une règle de décision, une heuristique, qui permet de traiter une information en consommant peu de ressources cognitives. Comme le soulignent Vincent Yzerbyt et Olivier Corneille en reprenant la perspective d’un psychologue américain, « les cibles n’ont pas toujours la motivation ni la capacité pour critiquer de façon systématique les arguments du message » (4). Dans l’exemple des auteurs, la motivation était sans doute la raison pour les étudiants concernés de recourir à une heuristique pour traiter l’information sur la protection de la vie privée et, de ce fait, ignorer des considérations pertinentes.
Le second enseignement va de soi. La capacité à évaluer des informations est une compétence propre à tout homme prudent. Dans l’Ethique à Nicomaque, Aristote affirmait que la prudence suppose « la connaissance des faits particuliers, car elle est de l’ordre de l’action, et l’action a rapport aux choses singulières » , et que l’homme prudent « a pour œuvre principale de bien délibérer » (5). Les auteurs de l’article « Teaching with evidence » auraient pu le rappeler avec profit.
Alain Anquetil
(1) J’emprunte l’expression « intentionnally false reports » à Russell Frank, « Caveat lector: Fake news as folklore », Journal of American Folklore, 128(509), 2015, p. 315-332.
(2) « Fake news infiltrates financial markets », Financial Times, 4 mai 2017.
(3) M. Crocco, A.-L. Halvorsen, R. Jacobsen et A. Segall, « Teaching with evidence », Phi Delta Kappan, 98(7), 2017, p. 67-71.
(4) V. Yzerbyt & O. Corneille, « Prolégomènes à la persuasion et au changement d’attitude », in V. Yzerbyt & O. Corneille (dir.), La persuasion, Delachaux et Niestlé, Textes de base en sciences sociales, 1994.
(5) Aristote. Éthique à Nicomaque, tr. J. Tricot, Paris, Vrin, 1990.
[cite]