Pourquoi un acte de langage à première vue moralement problématique, comme « accuser quelqu’un de mensonge » (dans le cas où rien ne vient attester la validité du mensonge supposé), peut-il ne pas provoquer la réaction de désapprobation attendue ? On a sans doute eu un exemple de ce phénomène lors du débat du 3 mai entre les deux candidats à l’élection présidentielle française. Pour l’expliquer, les mécanismes de « désengagement moral » peuvent être invoqués. Ils l’ont également été au sein de l’éthique des affaires, notamment à propos de la corruption.
Le lendemain du débat entre les deux candidats à l’élection présidentielle, des commentateurs ont souligné la place qu’avaient eue, parmi les arguments échangés, les accusations de mensonge. Ainsi le politologue Alain Duhamel affirmait dans Libération que « le mot ‟mensonge” est revenu souvent, envoyé à la figure de l’un et l’autre à plusieurs reprises ». Et un article de La Libre Belgique titrait de façon éloquente : « Hollande-Sarkozy : Moi président… toi, menteur ! »
Cependant ces commentaires n’avaient pas le caractère d’une réprobation morale. Ils étaient plutôt présentés comme un aspect d’une querelle de chiffres ou du caractère « exigeant et extrêmement belliqueux » des échanges. Pour le dire dans le langage familier des spécialistes de la théorie du désengagement moral comme le psychologue Albert Bandura, les conséquences et d’autres aspects de ces accusations de mensonge ont été « euphémisés » , c’est-à-dire atténués ou dissimulés (1).
Comment interpréter cette manière de réduire l’importance spécifiquement morale de l’accusation de mensonge ? Le contexte joue bien sûr un rôle. Tout candidat à une fonction publique représentative est censé dire la vérité. Par conséquent, dans le cadre d’un échange polémique, toute accusation de mensonge a des chances de porter – ou d’être contrée. Elle fait en quelque sorte partie des règles du jeu du débat.
Parmi les huit mécanismes psychosociaux conduisant à l’exercice ou à l’absence d’exercice d’un contrôle moral par une personne susceptible d’accomplir une action néfaste, deux pourraient être évoqués dans le cas du débat présidentiel (2). D’abord, l’existence d’une justification morale qui rend moralement acceptable, à la fois d’un point de vue personnel et d’un point de vue social, une conduite a priori répréhensible. Cette justification consiste en la référence à des valeurs de niveau supérieur – dans le cas d’espèce, la vérité. Ensuite, l’attribution à autrui (l’une des deux parties au débat) de la responsabilité d’une faute (ici un mensonge) justifiant l’accusation proférée par la victime de cette faute (l’autre partie).
On comprend la portée de ces mécanismes de désengagement moral – ou de la désactivation des mécanismes de contrôle moral. Au sein de l’éthique des affaires académique, des travaux de recherche ont fait appel à ces mécanismes. Par exemple, Celia Moore les a invoqués dans un article du Journal of Business Ethics paru en 2008 pour expliquer l’existence et la perpétuation de la corruption (3). Elle ne discute pas des huit mécanismes de désengagement moral de Bandura, mais s’attache à identifier leurs conséquences concrètes sur les pratiques de corruption au sein des entreprises. Sa thèse est que « les mécanismes de désengagement moral contribuent à initier, faciliter et perpétuer la corruption au sein des entreprises à cause des effets de ces mécanismes sur la conscience morale, la prise de décisions non éthiques et l’avancement au sein de l’organisation ».
Selon Moore, le lien le plus important s’établit entre le désengagement moral d’un employé et sa promotion au sein de son entreprise. C’est ce lien qui explique le mieux la perpétuation de la corruption. Moore affirme ainsi que « l’entreprise récompensera ceux qui agissent dans son intérêt sans prendre en compte la moralité de leurs actions ». Elle a bien sûr conscience qu’une telle assertion paraît surprenante dans un contexte où les entreprises s’efforcent d’assumer des « responsabilités éthiques envers toutes leurs parties prenantes, pas seulement envers leurs actionnaires ». Mais ces responsabilités ne doivent pas faire oublier l’importance cruciale des deux objectifs que poursuit toute entreprise : survivre et croître. De tels objectifs peuvent conduire à créer non intentionnellement des contextes favorables à la corruption au sein de l’organisation. Il n’est donc pas étonnant, pour Moore, que « les individus qui peuvent réaliser de fortes performances professionnelles sans se soucier des conséquences éthiques puissent progresser plus rapidement vers des postes de responsabilité au sein de leur entreprise ». Or, s’ils accèdent à ces fonctions managériales, ils contribueront à perpétuer la corruption.
C’est là l’un des intérêts de l’hypothèse de Moore : établir un lien entre un niveau individuel (une prédisposition au désengagement moral, qui ne se réduit cependant pas à un trait de caractère) et un niveau collectif ou organisationnel.
Alain Anquetil
(1) Dans la théorie de Bandura, les procédures d’atténuation descriptive ou d’« euphémisation » (euphemistic labeling) portent sur le mode de présentation des faits. Dans cet extrait, Bandura traite des activités transgressives commises par des managers alors qu’ils sont par ailleurs des managers moraux : « Les activités peuvent sembler nettement différentes selon la manière dont elles sont désignées. L’euphémisation descriptive est un moyen utile pour masquer des activités répréhensibles ou même leur conférer une forme de respectabilité. Grâce à un langage aseptisé et alambiqué, une conduite nuisible pour autrui est rendue bénéfique et ceux qui y participent sont soulagés du poids de leur responsabilité personnelle ». In A. Bandura, G.-V. Caprara et L. Zsolnai, « corporate transgressions through moral disengagement », Journal of Human Values, 2000, 1, p. 57-64.
(2) Ces mécanismes sont : la justification morale (moral justification), l’utilisation de procédures d’euphémisation (euphemistic labeling), la comparaison avantageuse (advantageous comparison), le déplacement de responsabilité (displacement of responsibility), la diffusion de responsabilité (diffusion of responsibility), la distorsion des conséquences ou conséquences hors de portée de la conscience morale (disregarding or distorting the consequences), la déshumanisation (dehumanization) et la désensibilisation graduée (attribution of blame) (cf. Frédéric Dufoing, « Guerre, morale, propagande et psychologie sociale. Notes sur la possibilité et la légitimité des guerres »). Les trois premiers mécanismes consistent en une restructuration de la manière de se représenter l’acte mauvais, les deux suivants minimisent le rôle de l’auteur de l’acte immoral et les trois derniers portent sur les conséquences de l’acte.
(3) C. Moore, « Moral disengagement in processes of organizational corruption », Journal of Business Ethics, 80, 2008, p. 129-139.