La récente affaire des paris sportifs dans le handball est l’occasion d’évoquer l’un des principes fondamentaux auquel le droit disciplinaire doit se conformer : le principe « non bis in idem » (ou « ne bis in idem » : « pas deux fois pour la même chose »). Principe de procédure pénal issu du droit romain, le « non bis in idem » affirme qu’on ne peut être poursuivi ou puni deux fois pour les mêmes faits. Il vaut pour les ordres judiciaire et administratif, et s’applique à l’intérieur d’un domaine juridique donné (pénal, civil, administratif), y compris aux ordres professionnels et aux professions non organisées en ordres mais dotées de codes de déontologie. Il a également une portée internationale, notamment dans le contexte européen. Après une présentation des références et fondements de ce principe, un exemple de son application dans le domaine du travail sera proposé. Le principe « non bis in idem » est inspirée du droit pénal. Selon l’article 368 du code de procédure pénale, « aucune personne acquittée légalement ne peut plus être reprise ou accusée à raison des mêmes faits, même sous une qualification différente ». Ce principe est reconnu dans beaucoup de systèmes juridiques internes, mais il est également présent dans le droit international. Ainsi, l’article 4 du Protocole n°7 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales adoptée en 1984 affirme, sous la rubrique « Droit à ne pas être jugé ou puni deux fois » : « 1– Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement par les juridictions du même État en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de cet État. 2 – Les dispositions du paragraphe précédent n’empêchent pas la réouverture du procès, conformément à la loi et à la procédure pénale de l’Etat concerné, si des faits nouveaux ou nouvellement révélés ou un vice fondamental dans la procédure précédente sont de nature à affecter le jugement intervenu. 3 – Aucune dérogation n’est autorisée au présent article au titre de l’article 15 de la Convention. » (1) Point important, le principe « non bis idem » vaut à l’intérieur d’un domaine juridique donné – y compris le domaine propre au droit disciplinaire. Il ne peut donc être invoqué pour faire obstacle à un cumul de sanctions qui seraient issues de différents domaines juridiques. Dans le cadre d’une revue internationale de la place du principe dans différents systèmes juridiques nationaux, José Luis De La Cuesta note ainsi que « d’après certains rapports nationaux (Algérie, Brésil, France) le ne bis in idem s’applique, en tant que principe, au sein de chaque ordre sanctionnateur, et les décisions des juges pénaux n’empêchent pas des procédures sanctionnatrices civiles ou administratives, qui doivent respecter seulement les conclusions en matière de preuve des faits établis au cours du procès pénal » (2). C’est pourquoi, dans le cas, par exemple, de l’affaire des paris sportifs dans le handball dont il était question dans le précédent article, et si les faits évoqués étaient confirmés, une même personne pourrait subir une sanction pénale, civile, relative au pouvoir disciplinaire de l’employeur et relative au pouvoir disciplinaire de la fédération française de handball (3). Comment le principe « non bis in idem » est-il justifié ? De La Cuesta avance une série de fondements – « liberté individuelle, protection des droits humains, protection de l’individu face à des abus de l’État ou face à la charge d’être poursuivi, peut être ad infinitum, en raison de la même infraction, justice, État de droit, certitude légale, sécurité juridique, procès équitable, respect des décisions judiciaires rendues dans le passé (res judicata), efficacité procédurale, paix et ordre social (ou publique, ne pas empêcher la réhabilitation… » – avant d’ajouter que « bien que chaque système développe son propre discours, la justice, la certitude légale, le respect des décisions judiciaires antérieures et l’État de droit peuvent être considérés en tant que fondements décisifs. » La protection de la liberté individuelle est un fondement essentiel, le « non bis in idem » étant considéré comme une composante des droits fondamentaux de la personne. Cette exigence de protection suppose la prévisibilité des sanctions. Mais la protection de la société est aussi au fondement du principe à travers l’autorité de la chose jugée et la nécessaire confiance dans les institutions judiciaires. Le juriste Émile Montéage écrivait en 1885 : « De l’énergique sanction assurée au respect de la chose jugée, dépendent en grande partie l’autorité de la justice et la confiance accordée à ses décisions. (…) La confiance en la justice et le respect de ses décisions reposent, de la part du plaideur, sur l’autorité de la chose jugée par le magistrat compétent, de quelque souveraineté qu’émane son pouvoir. II faut donc, avec soin, lui éviter le spectacle d’un conflit, presque toujours inexplicable pour lui, entre deux juridictions, mêmes ressortissant de deux souverainetés différentes. » (4) Christine van den Wyngaert et Guy Stessens résument ce que sont, selon eux, les trois fondements essentiels du principe « non bis in idem » dans un contexte national : « protection des intérêts de la personne concernée et, dans une certaine mesure, de la société » ; raison « pragmatique » : l’action pénale est éteinte quand un premier jugement a été rendu ; respect de la chose jugée, qui est nécessaire à la confiance des justiciables et au maintien de l’institution judiciaire (5). En raison de l’évidence de sa justification, le « non bis in idem » semble d’application facile, non ambiguë. Mais ce n’est pas le cas. Voici un exemple d’application du principe dans le domaine du travail. Selon ce principe, le pouvoir disciplinaire d’un employeur ne lui permet pas de sanctionner deux fois un salarié pour les mêmes faits. Ce dernier point, qui porte sur l’« idem » contenu dans le principe, est important. Comme l’a dit la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 16 mars 2010, « en matière disciplinaire la règle non bis idem implique la similarité des faits fautifs sanctionnés ». La sanction d’un fait commis par un salarié épuise le pouvoir disciplinaire de l’employeur. Or, l’arrêt du 16 mars 2010 illustre le fait que, comme l’indique Laurent Babin, avocat, dans un billet le commentant, « le droit disciplinaire en matière sociale est parsemé d’embûches » (« Licenciement et avertissements: attention à la règle non bis in idem »). Dans le cas d’espèce, l’employeur, ayant établi des faits reprochés à une employée, directrice d’une maison de retraite, l’avait sanctionnée par un avertissement pour une partie de ces faits, puis avait prononcé, deux mois après, un licenciement au titre d’une autre partie des faits qu’il avait identifiés à l’origine. La Cour de Cassation a confirmé le jugement prononcé en appel, considérant que « l’employeur qui, bien qu’informé de l’ensemble des faits reprochés au salarié, choisit de lui notifier un avertissement seulement pour certains d’entre eux, épuise son pouvoir disciplinaire et ne peut prononcer un licenciement pour des faits antérieurs à la sanction prononcée ». Laurent Babin souligne que cet arrêt pourrait avoir des conséquences fâcheuses pour un employeur souhaitant laisser une deuxième chance à un salarié reconnu coupable de faits répréhensibles : « En souhaitant accorder une « dernière chance » à un salarié sanctionné une première fois pour les faits les moins graves, mais ayant commis des faits plus graves pouvant justifier une sanction plus lourde, l’employeur risquerait fort « d’épuiser son pouvoir disciplinaire » ». Une observation qui témoigne de la subtilité mais aussi de la logique interne au principe « non bis in idem ». Alain Anquetil (1) Voir également l’article 14 al. 7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques (« Nul ne peut être poursuivi ou puni en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné par un jugement définitif conformément à la loi et à la procédure pénale de chaque pays »), l’article 50 de la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (« Nul ne peut être poursuivi ou puni pénalement en raison d’une infraction pour laquelle il a déjà été acquitté ou condamné dans l’Union par un jugement pénal définitif conformément à la loi »), et l’article 54 de la Convention d’application de l’accord de Schengen, « Application du principe ne bis in idem », adoptée en 1990 (« Une personne qui a été définitivement jugée par une Partie Contractante ne peut, pour les mêmes faits, être poursuivie par une autre Partie Contractante, à condition que, en cas de condamnation, la sanction ait été subie ou soit actuellement en cours d’exécution ou ne puisse plus être exécutée selon les lois de la Partie Contractante de condamnation »). Pour Christine van den Wyngaert et Guy Stessens (cf. note 5 infra), « la Convention de Schengen est la première convention multilatérale qui a réussi à établir un principe non bis in idem au niveau international ». (2) J.L. de La Cuesta, « Les compétences criminelles concurrentes nationales et internationales et le principe ‘ne bis in idem’ », Revue internationale de droit pénal, 73, 2002/3, p. 673-705. Mais l’auteur précise que « dans certains pays, cependant, l’effet ne bis in idem d’une décision de la cour pénale peut aller au-delà de l’ordre pénal strict et une décision préalable d’une cour pénale sur la même conduite bloque les procédures administratives, sauf dans les cas où un seul acte constitue des infractions diverses d’après les différents ordres sanctionnateurs (…). » (3) Un médecin hospitalier, par exemple, peut engager sa responsabilité administrative, civile, pénale et disciplinaire, cette dernière se référant au code de déontologie médicale. (4) E. Montéage, « De l’autorité de la chose jugée qui s’attache aux jugements étrangers rendus en matière criminelle », Clunet, 1885, p. 397 et 404. Cité dans « Article 13. Aliens – Non Bis in Idem », The American Journal of International Law, 29, Supplement: Research in International Law, 1935, p. 602-616. (5) C. van den Wyngaert et G. Stessens, « The international non bis in idem principle: resolving some of the unanswered questions », The International and Comparative Law Quarterly, 48(4), 1999, p. 779-804.