Il y a, dans l’éthique des affaires, de multiples références au concept de « rôle ». On parle ainsi des devoirs moraux liés au rôle, de son importance sociale, de la responsabilité de la personne qui agit en dehors des limites de son rôle ou encore de l’harmonisation souhaitable des différents rôles qu’elle remplit dans sa propre existence. On devrait ajouter le lien étroit, conceptuel, entre le rôle et l’identité individuelle. De ce lien, le poète Constantin Cavafy a donné une image extraordinaire dans l’un de ses « Poèmes anciens ou retrouvés » : Le roi Dimitrios (1).

Il est fréquent qu’une personne tienne vraiment à son rôle, y compris à son rôle professionnel. C’est-à-dire qu’elle en fasse état, s’en prévale, le défende même dans différentes circonstances sociales et le considère comme partie intégrante de son identité. C’est le cas lorsqu’elle désire rester membre du groupe social – par exemple une entreprise – au sein duquel elle assume ce rôle. La première des propositions des psychologues Tajfel et Turner pour définir l’identité sociale fait référence à une telle tendance : « Les individus tentent de maintenir ou d’accéder à une identité sociale positive » (2). Ainsi, selon cette manière de voir, l’évaluation de son propre rôle peut contribuer à garantir son appartenance à un groupe social et à maintenir une image positive de soi.

Pourtant le roi Dimitrios nous donne une leçon de sagesse qui brise ce lien entre le rôle et l’identité. Sans citer le mot « rôle », le poème de Cavafy joue sur deux de ses sens, l’un étant dérivé de l’autre. Le premier renvoie au théâtre : « Partie d’un texte dramatique, correspondant aux paroles d’un personnage ; … le personnage tel que le conçoit et le représente l’acteur ». Le second, extension du premier, à la vie sociale : « Conduite sociale de quelqu’un qui joue dans le monde un certain personnage » (3).

Voici le beau poème de Constantin Cavafy.

Le roi Dimitrios

Non point comme un roi, mais comme

un acteur, il troqua son manteau royal

contre un manteau gris

et s’en fut secrètement.

Plutarque, Vie de Dimitrios.

Quand les Macédoniens l’abandonnèrent

en montrant bien qu’ils préféraient Pyrrhos,

le roi Dimitrios (c’était une grande âme)

n’en usa point du tout en roi, à ce qu’on dit.

Il s’en alla

dépouiller ses robes d’or et ôter ses chaussures

de pourpre et, enfilant très vite

de simples vêtements, il s’échappa.

Exactement comme un acteur

qui, la pièce terminée,

change de costume et s’en va. (4)

On croyait que le roi de Macédoine, Dimitrios, s’accrocherait à son trône. Qu’il continuerait à agir en tant que roi malgré la menace de destitution. Qu’il chercherait, pour le dire en langage contemporain, à préserver son identité sociale.

Mais ce n’était pas de cette façon-là qu’il concevait son rôle. Car, ainsi que le dit Plutarque dans l’épigraphe, il ne le remplissait pas comme un roi (au second sens du mot « rôle »), mais simplement comme un acteur (au premier sens du mot).

La leçon de sagesse est subtile, profonde et dérangeante.

Alain Anquetil

*

(1) Constantin Cavafy (1863-1933), Poèmes anciens ou retrouvés, tr. fr. G. Ortlieb et P. Leyris, Paris, Éditions Seghers, 1978.

(2) Cités par W. Doise, J.-C. Deschamps et G. Mugny, Psychologie sociale expérimentale, Paris, Armand Colin, 1991.

(3) Source : Dictionnaire Le Robert.

(4) Une autre traduction française du poème est disponible sur le Net, de même que la version anglaise.

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