Docteur Stockmann. − Cet établissement balnéaire qu’on a appelé la grande artère, le nerf moteur de la cité, et je ne sais quoi encore… (…) Savez-vous ce que c’est, en réalité, que ce superbe établissement ainsi glorifié et qui a coûté tant d’argent ? (…) Tout l’établissement n’est qu’un réservoir à peste, vous dis-je. Dangereux au plus haut point pour la santé publique ! Tous les immondices de Mølledalen, toutes ces puanteurs qui descendent de là-haut infectent l’eau des conduites qui mènent au réservoir. Et ces maudites ordures distillent ensuite leur poison jusqu’à la plage…
Hovstad. − Jusqu’aux bains de mer ?
Docteur Stockmann. – Précisément.
Lorsqu’il publia Un ennemi du peuple en 1882, Henrik Ibsen ne pensait sans doute pas inspirer la recherche et l’enseignement en éthique des affaires (1). A l’occasion du centenaire de sa mort, Johannes Brinkmann écrivait il y a peu dans le Journal of Business Ethics : « Un ennemi du peuple est bien sûr pertinent pour l’éthique des affaires et pour l’éthique du citoyen, car il constitue une introduction classique au problème du whistle-blowing » (2). Quelques années auparavant, c’était la philosophe Daryl Koehn qui affirmait dans la revue Business Ethics Quarterly qu’« Ibsen fut le premier dramaturge à faire le portrait d’un whistle-blower » (3).
Il est vrai que la pièce d’Ibsen décrit un personnage (4). Il est vrai aussi que ce personnage, le docteur Tomas Stockmann, médecin salarié de l’établissement thermal qui a fait entrer sa ville dans l’ère de la prospérité économique, croit disposer d’éléments probants attestant de la pollution des eaux dans lesquelles se baignent les curistes. Lors de la saison précédente, en effet, « des cas étranges parmi les baigneurs – des cas de typhus et de dysenterie » – sont apparus. Inquiet, le docteur Stockmann a adressé des échantillons de l’eau thermale à un laboratoire universitaire. La réponse de ce dernier ne soulève selon lui aucune objection : « On a constaté la présence dans l’eau de matières organiques en décomposition. C’est plein de bactéries. Que ce soit pour la boire ou s’y baigner, cette eau est absolument préjudiciable à la santé ». Il a la ferme intention d’« y remédier » en informant le comité d’administration des bains. Devant l’opposition de son président (son propre frère, Peter Stockmann), qu’il juge scandaleuse, il entreprend d’en informer la population toute entière.
Non seulement Daryl Koehn propose une analyse intéressante d’un aspect du « cas » du docteur Stockmann, mais elle rend compte de la manière dont elle s’en est inspirée dans le cadre de son enseignement d’éthique des affaires.
Sur quel aspect fait-elle porter son analyse ? Il se situe au premier acte, peu après le moment où le docteur Stockmann prend connaissance de la lettre du laboratoire. C’est à ce moment-là que se pose pour la première fois la question de l’« alerte professionnelle », puisque enfin le docteur dispose d’éléments de preuve. Emporté par son enthousiasme et sa fierté à l’idée de devenir un ami reconnu de la société, le docteur s’adresse à la petite assistance qui se trouve réunie dans sa maison : « J’ai critiqué leur projet au moment où ils allaient l’exécuter », commence-t-il en évoquant la pose des canalisations lors de la construction des thermes, qu’il avait alors jugée trop en aval. « Mais, à cette époque, personne ne voulait m’écouter. Eh bien ! vous verrez quelle bordée je vais leur lâcher ! Car vous pensez bien que j’ai rédigé un rapport pour le comité d’administration des bains. Il est prêt depuis une semaine. Je n’attendais que ceci. (Il montre la lettre.) Il va être expédié sur l’heure. »
C’est sur l’établissement des faits que porte l’argument de Koehn. Elle remarque que « si nous relisons la pièce, nous nous apercevons que le docteur a rédigé son rapport sur la contamination avant d’avoir reçu les résultats du labo. En d’autres termes, le docteur Stockmann s’est forgé une conviction sur la contamination avant d’en avoir reçu la preuve ».
A ce constat, elle ajoute plusieurs remarques conduisant à mettre en doute la véracité des faits, dont une est vraiment significative : « Si la tannerie [qui se situe en amont, à Mølledalen, et dont les effluents seraient à l’origine de la présence des bactéries dans les eux thermales] est responsable, pourquoi personne d’autre en aval (autrement dit les citadins) n’est-il malade ? Et pourquoi cette maladie n’est-elle pas apparue avant même que n’ouvre la station thermale, sachant que la tannerie fonctionne depuis des années ? » (5)
Cette incertitude sur les faits suggère que des motifs peu en rapport avec l’exigence de vérité ont pu inspirer le docteur Stockmann. Deux sont proposés par Koehn : son antagonisme avec son frère, qui dispose d’un grand pouvoir au sein de la communauté ; et son aversion pour son beau-père, qui est justement le propriétaire de la tannerie.
Toutes ces questions, Daryl Koehn s’efforce de les susciter chez ses étudiants. Alors qu’après avoir lu la pièce pour la première fois, ils tendaient à prendre le parti du bon docteur Stockmann, les étudiants considèrent, à l’issue du débat, qu’il est possible que l’eau thermale ne soit pas contaminée. Cette révision de leur croyance initiale les amène à constater à quel point celle-ci résistait à toute remise en question. Tel est l’un des objectifs de l’enseignement.
Malgré l’évidence du propos, l’ensemble de l’analyse, quoique suggestive, est problématique. Nous tendons à être convaincus par le docteur Stockmann. Peut-être est-il aveuglé par sa fougue parfois haineuse, ou par des causes mystérieuses remontant à ses années de jeunesse dans la solitude, près du pôle nord, loin de toute société humaine. Mais ceci importe peu. Ce qui compte surtout, ce n’est pas le docteur Stockmann, mais ceux qui l’entourent, ces personnes de pouvoir et ces gens ordinaires qui le trahissent ou finissent par l’abandonner. Ce sont eux, à mon sens, qui sont au centre de la pièce d’Ibsen. L’« alerte éthique » n’est pas son objet. Elle ne cherche pas à décrire un « whistle-blower ». Le docteur Stockmann est plutôt un instrument pour décrire les effets d’une société bien-pensante dans laquelle chacun des citoyens se croit libre. En ce sens il est bien un personnage, mais son rôle dans le drame est de mettre en lumière les facettes et surtout les effets d’un vaste mensonge social : conformisme, pouvoir excessif de la majorité, confusion des valeurs morales et politiques, fracture entre le langage et les faits. La naïveté, l’imprudence et même le ridicule comique dans lequel tombe le docteur Stockmann font aussi partie de ce mensonge.
Un ennemi du peuple livre des enseignements d’ordre social, pas d’ordre individuel. Ceux qui concernent les personnes, par exemple le docteur Stockmann, ne sont là que pour refléter la critique sociale à laquelle se livre Ibsen. Si la pièce peut éclairer des étudiants, c’est dans le champ de la philosophie politique – sur la question, par exemple, de la réalité de la liberté individuelle dans une démocratie libérale. L’alerte éthique peut seulement constituer un aspect de cette question.
Alain Anquetil
(1) Je me réfère à la traduction du comte Moritz Prozor, Librairie Générale Française, 2005.
(2) J. Brinkmann, « Using Ibsen in business ethics », Journal of Business Ethics, 84, 2009, p. 11–24.
(3) D. Koehn, « Transforming our students: Teaching business ethics post-Enron », Business Ethics Quarterly, 15(1), 2005, p. 137-151.
(4) On pourra se référer à mes deux précédents articles sur le personnage du lanceur d’alerte professionnelle.
(5) D’autres remarques de Koehn sont plus contestables, ainsi que des omissions sur lesquelles je ne m’appesantis pas ici.