L’article précédent traitait du principe consumériste du « good enough », un principe de consommation raisonnable, apparemment fondé sur la catégorie du « suffisant » mais qui, en réalité, signifie plutôt : « consommer ce qui est suffisamment bon en attendant mieux ». Le présent article traite de la dimension normative de la catégorie du « suffisant ». Celle-ci suppose en effet une certaine conception d’arrière-plan de la bonne manière de vivre, du moins une conception minimale, par exemple fondée sur la frugalité en matière de consommation individuelle. Mais elle dépend aussi des conditions sociales. Les considérations qu’André Gorz avait proposées dans un texte paru en 1988, Métamorphoses du travail : Critique de la raison économique, rendent bien compte de cette dimension.
La normativité de la catégorie du « suffisant » est contenue dans sa définition. Celle-ci est en effet fondée sur une norme, elle-même issue des buts ou des attentes d’une personne ou d’un groupe de personnes. Ce qui est suffisant respecte cette norme. Ainsi, selon le Dictionnaire historique de la langue française Le Robert, « Suffire à, pour signifie dès l’origine « avoir la juste quantité, la qualité ou la force nécessaire pour (un certain but) », en parlant de choses (…). » Et « suffisant a signifié « satisfait » (v. 1120), « rassasié » (1160) ; avec une valeur plus générale, il s’applique à ce qui est de nature à combler le besoin, l’attente (…). L’idée de « ressources suffisantes » est réalisée par le substantif dans avoir son suffisant (1910), qui correspond à son content. » Et selon le Dictionnaire de philosophie de Christian Godin, « suffisant » signifie « qui remplit pleinement la fonction pour laquelle il a été fait ou prévu ».
Lorsque l’on invoque le « suffisant » en matière de consommation, on pense aux appels à la frugalité – la vraie frugalité, pas celle du « good enough ». La frugalité évoque la vertu de tempérance, comme l’indique son étymologie : « Le mot est dérivé du latin classique frugi, « sage, tempérant » » et signifie : « qui se contente d’une nourriture simple » (1). C’est ce concept qu’Henry David Thoreau mettait en exergue dans Walden ou la vie dans les bois (Walden ; or, Life in the Woods, 1854), par exemple dans cet extrait où il était justement question de nourriture : « J’appris qu’il en coûterait incroyablement peu de peine de se procurer la nourriture nécessaire même sous cette latitude [à Concord, dans le Massachusetts]; qu’un homme peut suivre un régime aussi simple que font les animaux, tout en conservant santé et force. J’ai dîné d’une façon fort satisfaisante, satisfaisante à plusieurs points de vue, simplement d’un plat de pourpier [un légume oublié, largement consommé jusqu’au début du 19ème siècle] que je cueillis dans mon champ de blé, fis bouillir et additionnai de sel. Et, dites-moi, que peut désirer de plus un homme raisonnable, en temps de paix, à l’ordinaire midi, qu’un nombre suffisant d’épis de maïs vert bouillis, avec un peu de sel ? Même la petite variété que j’introduisais dans mes repas était une concession aux exigences de l’appétit, et non à celles de la santé. Cependant les hommes en sont arrivés à ce point que fréquemment ils meurent de faim, non par manque de nécessaire, mais par manque de luxe; et je connais une brave femme qui croit que son fils a perdu la vie pour s’être mis à ne boire que de l’eau. »
La manière de vivre de Thoreau résultait d’un choix réfléchi. On peut tout à fait estimer que le « suffisant » s’applique à la manière dont il conduisit son existence. Et que ce « suffisant » résultait d’une conception d’arrière-plan de la bonne manière de vivre que Thoreau avait non seulement adoptée, mais aussi conceptualisée et justifiée.
Dans son cas, on peut aussi défendre l’idée que cette conception d’arrière-plan avait été construite in abstracto, c’est-à-dire de façon quasi indépendante des conditions sociales au sein desquelles il vivait – ce qui est bien sûr une approximation. Mais beaucoup de telles conceptions, si elles existent, dépendent des conditions sociales, plus précisément des structures de la société. André Gorz, par exemple, a fait clairement ressortir les situations dans lesquelles l’esprit de suffisance pouvait se développer – ou la catégorie du suffisant s’actualiser. L’une de ces situations est l’existence d’un ordre social hiérarchisé dont les normes, en particulier des normes morales liées à des vertus négatives telles que l’absence de convoitise, interdisent de violer le « suffisant ». Une autre situation est l’absence de rationalité économique. Celle-ci est présente quand les activités des individus, spécialement celles qui sont rémunérées, sont « décidées en fonction d’un calcul, sans que [leurs] préférences, [leurs] goûts aient à entrer en ligne de compte » (2). Quand domine la rationalité économique, les esprits des individus qui composent la société sont orientés par un calcul comptable fondé sur les avantages personnels qu’ils peuvent tirer de leurs activités, spécialement de leur travail. L’argument de Gorz est résumé dans cet extrait des Métamorphoses du travail : « La catégorie du suffisant, en tant que catégorie culturelle, était centrale dans la société traditionnelle. Le monde était régi par un ordre immuable, chacun occupait la place qui lui était assignée par la naissance, avait ce qui lui revenait et s’en contentait. Le désir d’avoir plus était par lui-même une atteinte à l’ordre du monde : il était lourd de « convoitise », d’« envie », d’orgueil », autant de péchés contre « l’ordre naturel » et contre Dieu. L’usure était diabolique par son esprit : en tant que pratique elle avait son utilité et était tolérée mais ce qui était intolérable, c’était l’usurier, ce Midas pour qui la richesse, c’était l’argent et qui n’en avait jamais assez, quelle que fût sa fortune, pour la simple raison que, si on commence par mesurer la richesse en numéraire, assez n’existe pas. Quelle que soit la somme, elle pourrait toujours être plus grande. La comptabilité connaît les catégories du « plus » et du « moins » ; elle ne connaît pas celle du « suffisant ».”
Le principe de suffisance (qui affirme qu’« assez, c’est bien », comme le résume Gorz), comme la rationalité économique (résumée par le principe : « plus vaut plus que moins ») ou d’autres formes de rationalité, sont reliés à des conceptions d’arrière-plan de la bonne manière de vivre. Ils influencent le cadre de référence sur le fond duquel les individus réfléchissent à la bonne manière de conduire leur existence. Mais ces différentes formes de rationalité sont souvent présentes à l’esprit d’une même personne. C’est ce qu’André Gorz faisait ressortir dans un article sur la « marginalisation du travail-emploi », écrit au début des années 90 (3). Il y montrait que la rationalité économique, sous la forme d’un esprit de sécurité relatif aux avantages résultant du maintien dans une position sociale, s’opposait aux aspirations des individus au temps libre. « Si cette marginalisation du travail-emploi n’apparaît pas explicitement dans le discours social dominant », écrivait-il, « c’est avant tout que l’emploi – et surtout l’emploi stable, à temps complet – et les sécurités qu’il procure sont devenus des biens rares, convoités par celles ou ceux qui n’y ont pas accès et défendus jalousement, par leurs détenteurs qui, tous, doivent craindre d’en être dépossédés. D’où un double mouvement, en apparence contradictoire, de désaffection croissante vis-à-vis du travail et d’attachement croissant à l’emploi qu’on occupe ou convoite. Si, comme le soutiennent certains auteurs, « l’aspiration au temps libre n’est pas définitivement établie », la raison n’en est pas que l’attachement et « l’identité au travail » resteraient forts mais – comme l’ont montré des enquêtes allemandes — que les conditions ne sont pas encore réunies qui permettraient aux actifs de combiner moins de travail-emploi et plus d’activités choisies, sans perdre les chances d’évolution professionnelle, la reconnaissance et les sécurités attachées à un emploi à temps plein. »
Vingt ans après, son propos reste d’actualité (4).
Alain Anquetil
(1) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert.
(2) A. Gorz, Métamorphoses du travail : Critique de la raison économique, Paris, Folio Gallimard, 1988.
(3) A. Gorz, « Mutation technique et changement culturel », Théologiques, 3(2), 1995, p. 72-88.
(4) On se réfèrera par exemple aux propositions de Pierre Larrouturou sur le partage du temps de travail.