Alain ANQUETIL
Philosopher specialising in Business Ethics - ESSCA

L’Assemblée Nationale a adopté le 19 février dernier une proposition de loi relative aux comptes bancaires inactifs et aux contrats d’assurance vie en déshérence. Elle vise à améliorer les mesures qui sont prévues dans le Code monétaire et financier et le Code des assurances. L’objectif majeur est de protéger les droits des propriétaires des fonds ou de leurs ayants droit en cas de décès. La proposition de loi prévoit en particulier de transformer en obligations des dispositions qui relèvent aujourd’hui de la possibilité ou de la permission, comblant ainsi un « vide juridique », selon les termes de Christian Eckert, le rapporteur général de la commission des finances qui a défendu le texte. S’agissant des banques, qui font l’objet de ce billet, la seule possibilité d’identifier les ayants droit de comptes inactifs en raison du décès de leur propriétaire semble ne pas peser lourd face à la valeur d’une obligation. Pourtant, en un sens fort, la possibilité (ou la permission) se réfère à une norme, ce qui lui confère une valeur morale.

Deux documents substantiels décrivent l’état du droit en matière d’avoirs bancaires en déshérence et de contrats d’assurance-vie non réclamés, avant la loi récemment votée : le rapport de la Cour des comptes de juin 2013 (« Les avoirs bancaires et les contrats d’assurance-vie en déshérence ») et le rapport de Christian Eckert de février 2014 sur la proposition de loi relative aux comptes bancaires inactifs et aux contrats d’assurance-vie en déshérence.

Le rapport de la Cour des comptes décrit l’état actuel du droit et montre qu’il ne suffit pas à protéger les propriétaires des comptes bancaires inactifs. Il note ainsi que « la législation en matière d’avoirs non réclamés puis en déshérence est lacunaire. Elle ne relève pas d’une construction homogène répondant à un dispositif d’ensemble préalablement pensé. Les obligations légales et jurisprudentielles à la charge des banques en la matière ont été construites par sédimentation. Elles sont imbriquées avec des obligations civiles et commerciales plus générales avec lesquelles l’articulation est difficile à appréhender. »

La Cour des comptes souligne la latitude laissée aux banques dans la gestion des comptes en déshérence. Les banques ont certes des « obligations générales » (« obligation de restitution dans le cas des dépôts de fonds ; obligation de conservation et de restitution s’agissant des titres ; obligation de surveillance et de conservation dans le cas du contenu des coffres »), mais pas « d’obligation de s’informer du décès éventuel d’un client et de rechercher ses ayants droit en cas de décès », ni d’obligation d’informer le client du transfert de ses avoirs à l’État au bout de trente ans, c’est-à-dire au terme de la prescription trentenaire (1).

En ce qui concerne la recherche des ayants droit, la Cour rappelle que « lorsqu’elle est informée du décès d’un de ses clients, la banque n’est pas tenue de rechercher ses ayants droit ». Elle peut clôturer un compte inactif au bout de dix ans. Si elle choisit cette option, cela crée pour elle « l’obligation de transférer les sommes à la Caisse des dépôts et consignations si celles-ci n’ont fait l’objet d’aucune réclamation ». Mais la Cour remarque aussitôt que les banques ne sont pas incitées à choisir cette alternative, car elles se privent alors de la perception des revenus relatifs au fonctionnement du compte : « La clôture d’un compte entraîne l’arrêt des prélèvements de frais de gestion ou de commissions, faute de maintien d’un fondement contractuel à la perception de ces sommes. C’est la raison pour laquelle, les banques n’ont pas forcément intérêt à clôturer des comptes inactifs. » (2) Le rapport Eckert note enfin, à partir des analyses de la Cour des comptes, que « des ponctions substantielles, et parfois abusives, sont opérées par les banques sur ces comptes au titre des frais de gestion. Au sein de l’une des banques consultées, ces prélèvements ont ainsi pu conduire la banque à « ponctionner » entre 59 % et 71 % du montant total des actifs inscrits sur ces comptes avant leur transfert à l’État. »

La proposition de loi adoptée le 19 février 2014 transforme en obligations ce qui relève de la possibilité offerte aux banques en matière de comptes en déshérence. Le nouvel article L. 312-19 du Code monétaire et financier affirme ainsi que « lorsqu’un compte est considéré comme inactif, l’établissement tenant ce compte en informe le titulaire, son représentant légal ou la personne habilitée par lui et lui indique les conséquences qui y sont attachées en application du présent article et de l’article L. 312-20. » Le changement est encore plus visible pour le Code des assurances. L’article L132-9-3 II, qui affirme que « les organismes professionnels mentionnés à l’article L. 132-9-2 sont autorisés à consulter les données figurant au répertoire national d’identification des personnes physiques et relatives au décès des personnes qui y sont inscrites », est ainsi modifié : « Les organismes professionnels mentionnés à l’article L. 132-9-2 consultent chaque année, dans le respect de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés, etc. » En bref, les facultés, possibilités, permissions ou autorisations sont remplacées pas des obligations. En matière d’avoirs bancaires en déshérence et de contrats d’assurance-vie non réclamés, les banques et les Compagnies d’assurances n’auront plus le choix.

On l’a vu plus haut, l’un des problèmes soulevés par la simple possibilité (dans le cas des comptes bancaires inactifs) est l’activation de l’intérêt des banques de ne pas clôturer les comptes. Cette situation semble s’opposer aux principes du « service aux clients » et de « l’accompagnement dans la durée » qui sont défendus publiquement par la plupart des établissements financiers. Elle soulève plus généralement des interrogations sur la manière dont ils conçoivent et mettent en pratique leur responsabilité sociétale.

Ces interrogations sont d’autant plus fortes que la possibilité ou la permission supposent l’existence de normes. Une permission se distingue de la possibilité matérielle – qui désigne « ce qui est plus ou moins probable » (3), ce qui est susceptible ou non de se réaliser – par le fait qu’elle inclut la possibilité de contrevenir à une norme. « Pour être sincère il faut être insincère », dit par exemple Bartholoméus I dans L’impromptu de l’Alma de Ionesco au milieu d’une suite de contradictions prononcées sur un rythme soutenu dans un dialogue entre quatre personnages. La formule « Pour être sincère il faut être insincère » peut être interprétée comme le fait que la sincérité n’a de sens que si l’insincérité est possible, qu’elle rôde dans le contexte en question – ce que semble indiquer la stichomythie « Il n’y a de vraie sincérité / que dans le double jeu / et dans l’ambiguïté ».

Dans le cas évoqué, la permission de faire A ou de ne pas faire A (A désignant par exemple l’action de rechercher les ayants droit de comptes inactifs) suppose l’existence d’une norme, par exemple la norme O(A) : « Il est obligatoire de rechercher les ayants droit de comptes inactifs ». Le respect de cette norme relève de ce que le philosophe et logicien Georges Kalinowski appelait une « permission bilatérale » (4). Une permission bilatérale d’agir (« selon ce qu’on juge convenable », précise Kalinowski) suppose qu’un énoncé comporte l’opérateur « … peut faire… » au sens de : « …a droit de faire et a droit de ne pas faire… ».

Plus loin, il reprend une distinction proposée par le philosophe finnois Georg Henrik von Wright à propos de deux acceptions de la permission : la permission au sens faible et la permission au sens fort (5). En un sens faible, la permission signifie que l’on peut faire l’action non-A si elle n’est pas défendue. Selon von Wright, aucune norme ne serait en cause dans ce type de permission – une position plutôt contre-intuitive. Sur la permission au sens fort, von Wright propose la définition suivante : « On dit (d’un acte) qu’il est permis au sens fort lorsqu’il n’est pas défendu, mais (en outre) soumis à une norme. (…) Grosso modo, un acte est permis au sens fort si l’autorité a considéré son statut normatif et a décidé de le permettre. Mais cela ne veut pas dire que l’autorité est consciente de l’avoir permis. La permission peut aussi être une conséquence logique d’autres normes établies par elle. (…) (Par contre) la permission faible n’a pas le caractère d’une norme indépendante. Les permissions faibles ne sont point des prescriptions ou des normes. Seule la permission forte a le caractère d’une norme. » (6)

Même si cette distinction est critiquable, elle semble éclairer de façon suggestive le cas des possibilités – permissions qui avaient été accordées aux banques dans l’ancien dispositif sur les comptes bancaires en déshérence. Quelle était la nature de ces permissions ? Au sens fort, elles signifient que le fait, par exemple, de ne pas rechercher les propriétaires légitimes des comptes inactifs (l’action non-A) avait été clairement considéré par le législateur. Mais alors, cela implique que les intérêts des banques, mis en exergue par la Cour des comptes, avaient également été pris en compte – ce qui est assez surprenant et, soit dit en passant, contraire à l’intérêt public. En revanche, au sens faible, la permission exclut qu’une réflexion normative du législateur ait eu lieu, sa réflexion se limitant à l’assertion « Ceci n’est pas défendu », sans conférer à cette permission le statut de norme. Une situation certes étrange, mais qui semble compatible avec les « lacunes juridiques » dénoncées par la Cour des comptes ainsi qu’avec l’affirmation du rapport Eckert selon laquelle « le législateur doit édicter des règles qui permettent de préserver les droits des épargnants et de rééquilibrer un rapport de forces qui leur est défavorable ».

Alain Anquetil

(1) La Caisse des dépôts et consignations avait en revanche cette obligation d’information.

(2) Selon le rapport Eckert, « (…) les banques retirent un profit de ces comptes inactifs et ne sont donc pas spontanément incitées à mettre en œuvre les diligences nécessaires à la protection des intérêts financiers de leurs clients (…). »

(3) Vocabulaire philosophique Lalande.

(4) G. Kalinowski, La logique des normes, Paris, PUF, 1972.

(5) G.H. Von Wright, Norm and action, London, Routledge and Kegan Paul, 1963. Von Wright proposera ultérieurement une autre manière de distinguer les permissions faible et forte, que Kalinowski évoque également.

(6) Traduction proposée dans Kalinowski, op. cit.


Photo à la une : TouN, CC BY-SA 3.0, via Wikimedia Commons 

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