La production et la consommation de foie gras viennent d’être interdites dans l’État de Californie. Ce n’est pas une surprise, puisque la loi avait été votée en juillet 2004 et sa mise en application repoussée au 1er juillet 2012 pour laisser aux producteurs locaux le soin de s’y préparer. Les arguments échangés entre partisans de la loi et opposants se situent à des niveaux différents. Certains prétendent se placer au niveau politique, comme, du côté des opposants, celui de la liberté conçue comme « le droit des gens de manger ce qu’ils souhaitent » (1). Mais le niveau de la « pratique » est sans doute le plus pertinent, d’abord parce que le concept de « pratique » peut être relié à celui de « tradition », comme l’a proposé le philosophe Alasdair MacIntyre, ensuite parce que l’éthique d’une pratique revêt deux sens différents qui enrichissent l’analyse morale.

1.

Face aux accusations portées sur la « pratique » de production du foie gras, spécialement le gavage, que les associations de défense des animaux jugent « inhumain et cruel » (2), des arguments de toutes sortes ont été formulés par les opposants à l’interdiction prescrite par la loi californienne : arguments économiques – l’interdiction provoquerait des pertes d’emplois chez les producteurs (3) –, politiques et moraux – elle mettrait en cause de la liberté de se nourrir librement, témoignerait de l’activisme idéologique et médiatique des associations de défense des animaux, révèlerait une injustice provenant de l’absence de cohérence dans le traitement des animaux en général (4) –, techniques – la pratique de gavage ne serait pas douloureuse (5) – ou culturels – la consommation de foie gras s’inscrirait au sein d’une authentique tradition (6).
La variété des terrains sur lesquels se déploient les arguments des opposants à la loi californienne n’a rien de surprenant si l’on considère que toute activité économique a des effets sur différents plans. Cependant cette variété ne facilite pas l’analyse morale dont l’objet peut aller, dans le cas d’espèce, de la technique de production jusqu’à des biens tels que le respect des traditions, la liberté humaine ou le bien-être des animaux.

2.

L’une des manières de clarifier les choses est de considérer le concept de « pratique ». D’abord parce que son contenu, plus large que la référence à la seule technique de production, dépend, selon la conception de MacIntyre, du concept de tradition.
Une tradition vise à la réalisation de biens. Elle se reproduit et se transmet de génération en génération – ce qui, bien sûr, n’exclut pas des évolutions. MacIntyre fait le lien entre « pratique » et « tradition » en soulignant que « l’histoire d’une pratique à notre époque est généralement enchâssée et rendue intelligible dans l’histoire plus vaste de la tradition par laquelle elle nous fut transmise sous sa forme actuelle » (7). Il précise que la tradition confère aux pratiques « leur contexte historique nécessaire ». En bref, elle contribue à l’épaisseur du concept de pratique que MacIntyre définit comme « toute forme cohérente et complexe d’activité humaine coopérative socialement établie par laquelle les biens internes à cette activité sont réalisés en tentant d’obéir aux normes d’excellence appropriées ».
Le lien entre pratique et tradition permet de poser la question des biens internes visés par la pratique, des biens dont la valeur dépend de l’histoire de la tradition à laquelle elle se réfère. Mais ces biens peuvent être exempts ou non d’une évaluation morale. Il en résulte deux sens de « l’éthique d’une pratique ». Le premier ne remet pas en cause sa légitimité mais vise à améliorer les choses, c’est-à-dire à augmenter la moralité des normes d’excellence qui la caractérisent. C’est à ce sens que se réfèrent les défenseurs de la production et de la consommation du foie gras.
Le second sens s’intéresse à la légitimité morale de la pratique. Ici, la réflexion sur l’éthique d’une pratique peut déboucher sur une réforme profonde, voire sur sa suppression, comme l’illustre la loi californienne. Une telle analyse se heurte cependant au « poids de la tradition » mais aussi, et plus profondément peut-être, au « sens des traditions » auquel MacIntyre confère une importance particulière.
Dans un article paru en 2009, Florence Burgat, philosophe et directeur de recherche à l’Institut national de la recherche agronomique, fait clairement référence à ces deux conceptions dans le cadre d’une analyse du mouvement de la défense animale (8). Elles sont résumées à travers cette alternative : « réformer ou abolir ». Florence Burgat souligne que « ces deux grandes postures théoriques (…) clivent le mouvement de défense des animaux ». L’une de ces postures, qui correspond au premier sens de l’éthique d’une pratique, ne s’intéresse qu’« aux seules modalités de l’exploitation des animaux, comme si celle-ci constituait un état de fait inaliénable et sur la légitimité de laquelle on ne songe pas même à s’interroger ». Mais « cette orientation ne vient pas déranger grand-chose, et donc pas grand monde. Ce « oui, mais sans souffrance », qui pourrait en résumer la teneur, frappe par sa passivité, par l’absence d’une réflexion en profondeur. »
Florence Burgat ajoute toutefois que « la distinction opérée (…) entre réformer et abolir est trop simple. Aucune association abolitionniste française, à notre connaissance, ne refuse les améliorations, à condition qu’elles soient réelles et que les choses ne s’arrêtent pas là. Certains réformateurs ne réclament et ne souhaitent rien d’autre qu’un traitement exempt de « souffrances inutiles », tandis que d’autres n’y voient qu’une étape vers l’abolition de l’exploitation animale. Par ailleurs, bien des réformateurs dans l’âme estiment que certaines pratiques (…) devraient être abolies. »

3.

Il y a bien d’autres domaines où les deux sens de « l’éthique d’une pratique » peuvent être invoqués en vue de clarifier la réflexion et le débat moral. C’est le cas, par exemple, de l’« obsolescence programmée » de certains produits de grande consommation.
Un reportage diffusé récemment sur Arte donnait la parole à un bloggeur allemand, Stephan Schridde. Celui-ci prenait l’exemple du moteur d’un robot ménager équipé d’un pignon d’engrenages en plastique entraîné par un engrenage en métal. Schridde remarquait « qu’à la longue, l’engrenage en métal creuse un sillon dans les roues dentées en plastique. Bien entendu », ajoutait-il, « il serait beaucoup plus logique que l’appareil soit équipé de dents métalliques, mais, de toute évidence, il a été construit de sorte à tenir un certain temps seulement » – c’est-à-dire qu’il a été programmé pour ne pas durer. Schridde critiquait ainsi l’hypocrisie de « la société du jetable » qui « culpabilise les consommateurs alors que l’industrie ne leur propose plus que des produits jetables ». Le reportage d’Arte ajoutait que, « selon certaines études, près de 85% des entreprises auraient adopté cette stratégie du jetable, par définition bien éloignée du concept de développement durable ».
Dans l’exemple du robot ménager, la « pratique » (la production d’équipements dont l’obsolescence est programmée) est conçue de façon moins substantielle que celle de la production de foie gras, notamment parce qu’elle ne semble s’inscrire dans aucune tradition. Mais du point de vue de l’analyse morale, la problématique est la même. Car l’éthique de cette pratique peut être conçue de deux manières : soit sans remettre en cause le principe de l’obsolescence programmée, soit en le remettant en cause au nom d’un bien ou d’un principe supérieur – résumé simplement, dans le reportage d’Arte, par le concept de développement durable. Une distinction très simple à établir – qui n’est même pas une méthode d’analyse, seulement le reflet de deux perspectives,– mais qui, curieusement,– et peut-être, dans certains cas intentionnellement,– n’est pas toujours explicitée.

Alain Anquetil

(1) Cf. l’article du journal Sud Ouest du 29 juin 2012, « Le foie gras est hors la loi en Californie » : « Un constat partagé par les 4 000 représentants du monde de l’hôtellerie et de la restauration en Californie, qui ont signé la pétition Coalition for Humane and Ethical Farming Standards (C.h.e.f.s. ou Coalition pour les normes agricoles humaines et éthiques, NDLR). Ils s’appuient sur le fait que la Californie serait le premier État à « enlever le droit de ses habitants de manger ce qu’ils souhaitent » dans un pays où l’exercice de la liberté reste fondamental. »
(2) Voir France-Amérique.com, « La Californie privée de foie gras » : Les associations de défense des animaux telles que « Animal Protection and Rescue League (APRL), dénoncent la cruauté du gavage, qui consiste à nourrir les canards à l’excès, à l’aide d’un tuyau enfoncé dans leur œsophage. Elles condamnent cette pratique, qui entraînerait “des problèmes respiratoires, un stress chronique, un alourdissement qui empêche les animaux de voler et se déplacer, et un taux de mortalité élevé”. Elles insistent également sur le fait que le foie gras est l’organe d’un “animal malade”. »
(3) Cf. l’article de France-Amérique.com : « Ariane Daguin [dirigeante de la société D’Artagnan, premier distributeur de foie gras fondé aux États-Unis] fait l’essentiel de son chiffre d’affaires sur la Côte Est mais Rick Bishop [directeur des ventes et du marketing à Hudson Valley Foie Gras, sur la Côte Est], lui, estime à 20 % la part de son business en Californie. “On va peut-être devoir supprimer 30 à 40 postes”, regrette-t-il. “D’autant que la compétition va être encore plus rude pour se partager les marchés restants. Certains producteurs risquent de devoir mettre la clé sous la porte”, redoute celui qui se prépare depuis trois ans en développant sa clientèle dans d’autres États. »
(4) Voir l’article de France-Amérique.com précité et, sur l’argument de l’incohérence ou de l’injustice : « Foie gras : pétition contre son interdiction aux États-Unis » : « Cette remise en cause de la production d’un produit emblématique de la France, symbole des richesses culinaires de nos terroirs, exporté dans tous les pays du monde est particulièrement injuste, alors que plus de 60 millions de dindes sont chaque année sacrifiées aux États-Unis pour célébrer Thanksgiving et Noël. » Dans les commentaires suivant l’article de Sud Ouest, l’argument de l’incohérence s’élargit : « On interdit le foie gras, mais (…) le port d’arme est toujours autorisé… »
(5) Cf. l’article du journal Sud Ouest déjà cité : « Le tube utilisé pour le gavage des palmipèdes, qui n’ont pas le réflexe de vomir, est très souple et ne fait pas souffrir l’animal ». Dans les commentaires postés à la suite de l’article, on trouve d’autres considérations sur ce thème, par exemple : « Le gavage avait lieu en hiver, car ce qui fait souffrir le plus le canard est la chaleur », ou : « Des études déjà anciennes de l’Institut National de la Recherche Agronomique (Inra) ont montré que le canard ressentait du plaisir au gavage, sans doute parce qu’un humain s’occupe de lui. Mais la conclusion de ces travaux défie le sens commun. »
(6) Cf. la référence au« symbole des richesses culinaires de nos terroirs », note (4) ci-dessus.
(7) A. MacIntyre, After virtue, Notre Dame, Notre Dame University Press, 1984. Trad. L. Bury, Après la vertu, Paris, PUF, 1997. Sur le concept de pratique, cf. aussi mes précédents articles : « Une brève analyse morale de la curation sur le web »  et « L’éthique des bonnes pratiques ».
(8) F. Burgat, « La mouvance animalière des « petites dames de la protection animale ». À la constitution d’un mouvement qui dérange », Pouvoirs, 131, 2009, p. 73-84. On peut aussi écouter deux émissions récentes de France Culture où est intervenue Florence Burgat et son article de 2008 : « Foie gras: le père Noël est une ordure ».

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