Cultiver son esprit critique, l’exercer dans sa vie personnelle et professionnelle, sont des activités mentales qui dénotent une faculté cognitive (et métacognitive) que toute personne raisonnable devrait, entre autres compétences, posséder. Cette faculté porte le nom de « pensée critique » (critical thinking). Sa portée est non seulement intellectuelle (bien raisonner, faire des jugements réfléchis, prendre des décisions dépourvues, autant que possible, de biais), mais aussi morale – « Travaillons donc à bien penser, voilà le principe de la morale », affirmait Pascal (1). La pensée critique fait l’objet de travaux contemporains dans le domaine de la pédagogie. J’y fais rapidement référence dans ce billet introductif.
Toute personne raisonnable doit être dotée de capacités cognitives et métacognitives, ces dernières lui permettant de réguler et de contrôler ses pensées, ses actions, ses buts, ses stratégies, etc. Parmi elles se trouve la « pensée critique ». Celle-ci évoque immédiatement ce que l’on appelle l’« esprit critique », que Christian Godin définit comme la « disposition et [l’]attitude intellectuelles consistant à n’admettre rien de véritable ou de réel qui n’ait été au préalable soumis à l’épreuve de la démonstration ou de la preuve » – une définition proche du doute compris au sens de l’« action de suspendre son jugement jusqu’à l’obtention de la vérité ou de la certitude » (2).
Mais les réflexions contemporaines – et fort nombreuses – sur la pensée critique se réfèrent à une définition plus substantielle et plus cognitive. Celle proposée par la psychologue américaine Diane Halpern en 1999 résume, selon elle, diverses définitions, en mettant en relief leurs « principes sous-jacents » :
« La pensée critique recouvre l’usage de compétences ou de stratégies cognitives qui augmentent la probabilité de réaliser l’objectif que l’on poursuit. La pensée critique est intentionnelle, réfléchie, orientée vers un but. Cette activité mentale est typiquement impliquée dans la résolution de problèmes, la formulation d’inférences, le calcul de probabilités et la prise de décisions. Les personnes qui exercent la pensée critique sollicitent ces compétences dans différentes situations de façon appropriée, sans incitation et, le plus souvent, intentionnellement. Autrement dit, elles sont prédisposées à exercer leur pensée critique. Quand nous exerçons nos facultés critiques, nous évaluons les résultats de nos processus mentaux, c’est-à-dire que nous évaluons la justesse d’une décision ou la manière dont nous avons résolu un problème. » (3)
Il va de soi qu’une telle aptitude mentale intéresse les professeurs de l’enseignement supérieur. Ainsi, Anita Heijltjes et ses collègues ont récemment abordé la question du développement de la pensée critique chez des étudiants en économie. Au début de leur article, ces auteurs rapprochent cette aptitude de haut niveau de la complexité croissante du monde auquel les étudiants en économie seront confrontés après leurs études (une démarche que l’on rencontre dans la plupart des écoles de commerce, qui inscrivent la pensée critique parmi les compétences que leurs étudiants sont censés acquérir au cours de leur formation). D’une certaine façon, disposer de capacités critiques est une exigence normative qui émane du contexte dans lequel on se trouve, un ingrédient psychologique essentiel pour nous repérer dans des circonstances tellement complexes que, sans ces capacités, nous serions condamnés à prendre de mauvaises décisions ou à agir de manière inappropriée :
« Face à des environnements économiques complexes et en perpétuel changement, on attend des étudiants en économie qu’ils soient capables d’exercer leurs facultés critiques. [Ainsi], la pensée critique leur permet de prendre des décisions sensées, logiques et non biaisées. Dans le cadre de la formation, on a montré qu’elle conduisait à un meilleur apprentissage et à un transfert [de l’exercice des aptitudes à la pensée critique d’un contexte à un autre]. » (4)
De nombreux travaux décrivent les activités mentales propres à la pensée critique. Ces activités consistent d’abord simplement à « poser des questions pour déterminer pourquoi certains événements sont survenus et établir s’il est nécessaire de recueillir d’autres données qui éclaireront la situation » (5) ; plus généralement, à « penser à partir de perspectives multiples, à analyser systématiquement [ses] croyances de base, à formuler des hypothèses multiples, à suggérer des interprétations diverses, à faire des prédictions » (6) ; etc.
Le haut niveau des aptitudes regroupées au sein de la catégorie « pensée critique » pourrait suggérer qu’elles se développent essentiellement à partir d’un certain degré de maturité de l’être humain, par exemple chez des collégiens, voire des lycéens ou des étudiants de l’enseignement supérieur. Mais ce n’est pas le cas. Dans le prochain billet, je traiterai de la manière dont des mots élémentaires de la pensée critique sont repérés et activés dans le cadre d’une méthode d’enseignement scolaire élaborée aux États-Unis.
Alain Anquetil
(1) Pascal, Pensées (1670), fragment 347, Edition Brunschvicg.
(2) C. Godin, Dictionnaire de philosophie, Fayard, 2004.
(3) D. F. Halpern, « Teaching for critical thinking: Helping college students develop the skills and dispositions of a critical thinker », New Directions for Teaching and Learning, 80, 1999, p. 69-74.
(4) A. Heijltjes, T. van Gog, J. Leppink et F. Paas, « Improving critical thinking: Effects of dispositions and instructions on economics students’ reasoning skills », Learning and Instruction, 29, 2014, p. 31-42.
(5) S.C. Smeltzer et B.G. Bare, « Pensée critique », in Soins infirmiers en médecine et en chirurgie, 1. Généralités (p. 31-58), adapté par S. Longpré et B. Pilote, De Boeck, Collection Brunner et Suddarth, 2011.
(6) R. Beaulieu, « Développer la pensée critique dans les cours de philosophie », professeur (Cégep de Baie-Comeau), 25ème colloque AQPC — Le Cégep, pour savoir agir, p. 133-140. Romain Beaulieu s’inspire de R. Pithers, et R. Soden, « Critical thinking in education: A review », Educational Research, 42(3), 2000, p. 237-249.