Depuis le 19 mars, jour de l’épouvantable tuerie dans le collège et lycée Ozar Hatorah de Toulouse, une « suspension » dans la campagne présidentielle a été décidée par une partie des candidats – une « trêve » que beaucoup de commentateurs, en particulier des journalistes, ont considéré comme achevée le 22 mars. Les circonstances, et les émotions qu’elles ont suscitées, justifient à première vue cette trêve. Mais on peut tenter de formuler une telle justification sous la forme de principes normatifs. Les débats nourris et souvent polémiques sur la « suspension » et « l’absence de récupération » peuvent ainsi être interprétés pour partie comme des efforts en vue de formuler des principes de ce genre (1). On trouve un exemple simple de ces efforts de formulation dans un article relevant de l’éthique des affaires. Après l’exposé de l’argument de son auteur, Susanne Hahn, la question de la recherche de principes justificateurs sera évoquée dans le cas de la suspension temporaire de la campagne électorale.
Il ne s’agit pas de débattre au fond de la « trêve politique » partielle qui a suivi les meurtres commis dans une école de Toulouse le 19 mars 2012. Il s’agit d’illustrer le fait que la recherche de principes susceptibles de fonder un jugement est une compétence cognitive exercée par les êtres humains, à l’instar de la capacité à faire des rationalisations a posteriori à des fins de justification.
L’un des exemples proposés par Susanne Hahn à propos des principes justifiant des licenciements illustre cette capacité cognitive et son importance pour les relations sociales (2). Le mécanisme qu’elle décrit est du même type que la recherche de principes justificateurs dans le cas de la suspension partielle de la campagne électorale.
« Selon quelles règles les licenciements sont-ils décidés ? », demande Hahn à la section 3 de son article. L’exemple qu’elle propose, imaginaire, est celui du licenciement de deux personnes au sein d’un service en comprenant six. George est le manager du service.
Dans la première version de l’exemple, George décide de licencier Tony et Maggie. Tony est un collaborateur efficace, mais George a pour lui de l’aversion. Maggie est une personne fiable mais sa constante bonne humeur l’agace. La décision de George de licencier Tony et Maggie est donc fondée sur des réactions instinctives et viscérales.
Même si le cas est peu vraisemblable (il faut l’espérer), il met en lumière un élément intéressant. Il provient du contraste entre le caractère arbitraire, irraisonné, du choix de George et le fait que ce choix fait l’objet d’une interprétation et d’un jugement moral. Ce sont Tony, Maggie et les employés non licenciés qui vont faire cette évaluation a posteriori. Ces derniers, en particulier, vont chercher à identifier la règle sur laquelle George a fondé sa décision. Ils vont considérer que le choix de George a été effectué, comme le dit Hahn, « en fonction d’un certain critère, c’est-à-dire qu’il a été guidé par une règle. En conséquence, ils vont avoir des attentes cohérentes avec cette règle ». Dans la mesure où Tony et Maggie étaient des collaborateurs « efficaces » et « fiables », leurs collègues « vont s’attendre désormais à ce que ces qualités aient peu d’importance ». Ils croiront ainsi que les choix futurs de George auront le même caractère arbitraire – et de ce fait il est vraisemblable qu’ils porteront un jugement moral de désapprobation fondé sur un principe de rejet de tout arbitraire.
Le mécanisme de recherche de règles justificatrices décrit par Susanne Hahn a été à l’œuvre à propos de la suspension temporaire et partielle de la campagne électorale qui a suivi les meurtres commis le 19 mars à Toulouse. Mais en dépit de nombreux commentaires, ce mécanisme n’a pas, selon les sources consultées, conduit à identifier et à formuler de façon systématique les principes normatifs permettant de justifier la « suspension ». Plus précisément, les raisons de suspendre la campagne n’ont pas été présentées sous la forme de principes. Or, ce travail de formulation est essentiel. Car son but n’est pas seulement de justifier une position, il est aussi de clarifier et d’ordonner les débats. C’est par exemple ce genre de travail que l’on attend au début d’une délibération collective.
Quels sont les principes de justification susceptibles d’êtres formulés dans le cas de la « trêve » de la campagne électorale ? À la lecture de différents articles de presse, quatre principes semblent candidats. Ils ont trait à la solidarité, au respect envers autrui, à l’absence de « récupération » et au respect de l’autorité (3).
La reformulation suggérée à la note (3) est sans doute contestable, mais le point important n’est pas là. Il concerne l’intérêt de la recherche d’une présentation de raisons sous la forme de principes, ainsi que ses effets positifs sur la discussion publique.
Alain Anquetil
(1) Voir l’émission de la chaîne de télévision LCP : « Quand une tragédie bouleverse la campagne » et les différents reportages et journaux télévisés – par exemple, sur i>TELE : « La politique fait rage sur l’instrumentalisation », « La politique reprend vite ses droits » ou « François Bayrou n’interrompt pas sa campagne ».
(2) Susanne Hahn, « Dismissals: A Case for Business Ethics! », Rationality, Markets and Morals, Perspectives in Moral Science, ed. by M. Baurmann & B. Lahno, 2009, p. 465–477.
(3) Les quatre principes sont présentés ci-dessous accompagnés d’une formulation prescriptive et d’un exemple d’occurrence :
P1 – Principe de solidarité : démontrer la cohésion de toute la classe politique face à un événement qui affecte chaque membre de la communauté nationale (« C’est la République toute entière qui est mobilisée pour faire face à ce drame » − Nicolas Sarkozy). (Le Monde)
P2 – Principe de respect : ne pas faire campagne par respect pour les victimes des meurtres (« La campagne présidentielle [est] suspendue pour honorer la mémoire des victimes » − Benoît Hamon ). (Le Monde)
P3 – Principe de non-récupération : ne pas tirer un avantage particulier non seulement des circonstances en question, mais aussi du fait que les autres candidats ont choisi de respecter le principe P1 de solidarité (« Je ne pense pas à ces évènements de façon électorale mais de façon nationale » − François Bayrou)(Libération)
P4 – Principe d’autorité : suivre l’exemple du Président de la République (« Devant l’épouvantable tragédie de Toulouse et suivant l’exemple du président de la République,… » − Lionnel Luca). (Libération)