Dans un article du 26 septembre dernier, le Spiegel fait état d’une étude établissant de possibles liens entre les caractéristiques des psychopathes et celles des traders. Ce genre de comparaison est plutôt populaire dans la presse et la blogosphère. Ainsi, certains titres d’articles ou de billets ne s’embarrassent pas des précautions que les chercheurs eux-mêmes prennent soin de prendre – « Les traders actions sont des psychopathes », annonce par exemple l’un d’eux. Les études en question ne sont pas aussi affirmatives. En particulier, on ne peut les apprécier sans prendre en compte le contextedans lequel les traders pratiquent leur activité.
L’étude à laquelle se réfère le Spiegel a été menée par Pascal Scherrer et Thomas Noll, de l’université suisse de Saint-Gall (voir aussi le Figaro du 28 septembre 2011). Ces chercheurs ont comparé deux critères, l’aptitude à coopérer et l’individualisme, au sein de deux groupes différents : des traders et des psychopathes (1).
Le fait de comparer ces deux groupes est en soi significatif. Car différentes études ont montré que les psychopathes présentent de sérieuses déficiences psychologiques, par exemple dans la capacité à éprouver des émotions comme la peur ou la culpabilité, à faire preuve d’empathie et à distinguer les règles morales (qui se réfèrent à des principes absolus) et les règles conventionnelles (qui dépendent des mœurs ou des manières d’être au sein de la société). Il en résulte qu’ils sont peu enclins à la coopération et témoignent d’un fort degré d’individualisme.
Or, l’étude de Scherrer et Noll a montré que, dans le contexte des simulations informatiques proposées aux participants à l’étude, les traders étaient encore moins enclins à la coopération et encore plus individualistes que les psychopathes. Rapportant les propos de Noll, le Spiegel souligne trois motivations susceptibles d’expliquer le comportement de ces traders dans le contexte de l’expérience : a) gagner le plus d’argent possible, b) gagner plus que ses adversaires, c) nuire à ses adversaires.
On remarque que les motivations a) et b) n’ont rien de surprenant si l’on prend en compte le contexte dans lequel la propension à la coopération et le degré d’individualisme ont été mesurés. Plus généralement, le contexte économique concurrentiel – spécialement celui des activités de marché, qui sont souvent considérées comme proches d’un jeu de casino – favorise de telles motivations. C’est un point non négligeable. Roger Hock souligne que la distinction entre un comportement normal et un comportement anormal est une tâche essentielle de la psychologie (2). Mais si cette distinction joue un rôle essentiel pour diagnostiquer les maladies mentales, la séparation du normal et de l’anormal n’est pas nette : « On peut », écrit-il, « situer tout comportement sur un continuum avec, à un extrême, le normal (ce qui pourrait être appelé le fonctionnement psychologique valide), et, à un autre extrême, l’anormal, qui dénote un désordre psychologique ». En particulier, le diagnostic en question doit tenir compte du contexte : le même comportement peut en effet être jugé normal dans un contexte mais anormal dans un autre. Hock prend l’exemple de celui qui arrose sa pelouse : son comportement est a priori jugénormal, mais il sera jugé anormal si la personne arrose sa pelouse en pyjama sous la pluie. On pourrait transposer le cas au trading : une motivation pour « gagner le plus possible » serait jugée normale dans le contexte de cette activité, anormale dans un autre, par exemple dans un contexte de relations familiales ou amicales.
Sans être décisive, cette remarque sur l’importance du contexte relativise les motivations a) et b) mises en avant par l’étude de Scherrer et Noll. Une autre remarque vient en outre l’étayer. Elle est issue d’une étude montrant le rôle ambigu des émotions dans la prise de décisions financières (3).
L’expérience en question reposait sur un jeu à pile ou face en 20 coups. Deux groupes de sujets y participaient : le premier comprenait des personnes ayant subi des dommages cérébraux les empêchant de ressentir des émotions, le second des sujets « normaux ». Il est apparu que les sujets du premier groupe prenaient des décisions financières meilleures que les sujets normaux.
La conclusion des auteurs est que, même si les émotions jouent en général un rôle essentiel dans la prise de décision, elles peuvent, dans certains contextes (comme dans celui des décisions financières), conduire à des prises de décisions trop prudentes. Par conséquent, pour être efficace, un investisseur, par exemple un trader, doit être capable de contrôler ses émotions, voire de les inhiber. Même si l’un des auteurs de l’étude appelle ces investisseurs efficaces des « psychopathes fonctionnels », ce ne sont pas des psychopathes. Ils ont seulement développé une expertise qui leur permet de réussir dans leur pratique. Ils n’ont rien à voir avec la psychopathie.
La motivation c) (« nuire à ses adversaires ») est bien sûr problématique. C’est sans doute elle qui suscite l’intérêt du profane pour les études impliquant la psychopathie, comme celle de Scherrer et Noll. On notera que, selon le Spiegel, ces chercheurs n’expliquent pas le « penchant pour la destruction » qu’ils ont identifié. Mais ce penchant est compatible avec d’autres résultats relatifs au comportement des psychopathes. James Blair, par exemple, a défendu l’idée que l’agressivité manifestée par les psychopathes serait due à la déficience d’un mécanisme d’inhibition de la violence (ou VIM : Violence Inhibition Mechanism). Ainsi, chez les psychopathes, ce mécanisme ne serait pas activé par des stimulii tels que la souffrance éprouvée par autrui (4).
À supposer qu’un tel mécanisme existe (ce qui a été contesté), et qu’il serait effectivement inopérant dans le cadre de l’expérience de Scherrer et Noll (une hypothèse qu’ils n’envisagent pas), que devrait-on en conclure s’agissant des traders ? Devrait-on déduire de l’identification du « penchant pour la destruction » qu’ils ont, pour certains d’entre eux, le profil de psychopathes ? Ou plutôt que, compte tenu du type de décisions qu’ils ont à prendre dans le cadre de leur pratique, ils ont développé une expertise dont un des aspects, ou l’un des effets secondaires, serait une motivation (blâmable) de « nuire à ses adversaires » ? Les deux types de conclusions sont très différentes.
Alain Anquetil
(1) Les psychopathes participant à l’expérience ont effectué les tests dans un cadre hospitalier. Par ailleurs, il est important de noter que le fait de posséder les traits de la psychopathie est en soi une question problématique. Voir à cet égard l’éclairant article de Robert D. Hare et Craig S. Neumann, « Psychopathy: Assessment and forensic implications », The Canadian Journal of Psychiatry, 54(12), 2009, p. 791-802.
(2) R.R. Hock, Forty Studies that Changed Psychology: Explorations into the history of psychological research, New Jerse, Prentice Hall, 2001.
(3) B.Shiv, G. Loewenstein, A. Bechara, H. Damasio et A.R. Damasio, « Investment behavior and the negative side of emotion », Psychological Science, 16(6), 2005, p.435-439.
(4) R.J.R. Blair, « A cognitive developmental approach to morality: Investigating the psychopath »,Cognition, 57, 1995, p. 1-29.