La presse a récemment rendu compte des propos d’Eric Olsen, directeur général du groupe cimentier LafargeHolcim, à propos du projet de construction d’un mur marquant la frontière entre les Etats-Unis et le Mexique. Comme tout projet d’envergure, celui-ci suscite l’intérêt d’entreprises industrielles – « les soumissionnaires ne manqueront pas pour un projet aussi énorme », lit-on sur le site de la Deutsche Welle (1). Les annonces ayant été répétées par le président des Etats-Unis, Donald Trump, certains des soumissionnaires potentiels ont fait des déclarations publiques à l’attention des marchés. La plus controversée a été celle d’Eric Olsen. Il a affirmé dans un entretien à l’AFP que son groupe est « le premier cimentier aux Etats-Unis », qu’il y est présent « pour soutenir la construction et le développement du pays, […] pour servir [ses] clients et répondre à leurs besoins », et a ajouté deux observations sur la dimension politique de son engagement industriel et commercial : « Nous ne sommes pas une organisation politique. […] Nous n’avons pas d’opinion politique » (2). En France, ces propos ont suscité les réactions du ministre des affaires étrangères et du président de la République (3). Dans cet article, je discute des questions posées par ces deux phrases prononcées par le directeur général de LafargeHolcim.
1.
Pour commencer, je propose de tenter de répondre à la question suivante : À quelle autorité normative Eric Olsen se référe-t-il pour justifier les phrases
(a) « Nous ne sommes pas une organisation politique »
et (b) « Nous n’avons pas d’opinion politique » ?
On peut répondre de façon générale, en invoquant le fait que toute entreprise tient sa liberté d’action d’un « droit à exister » (license to operate), qui joue le rôle d’autorité normative. Mais partir de ce droit risque de s’avérer délicat, en particulier parce que l’entreprise en question a une implantation internationale.
Il semble plus aisé de répondre à la question en citant les engagements de LafargeHolcim envers ses parties prenantes, dont font partie ses actionnaires et les pouvoirs publics. Ceux-ci constituaient sans doute, avec les médias et les institutions financières, les cibles privilégiées de la communication du directeur général de LafargeHolcim.
Sur la page du groupe consacrée aux parties prenantes, il est indiqué que les « actionnaires et investisseurs » sont les « piliers de notre activité : ils assurent le soutien financier dont nous avons besoin pour nous développer sur le long terme » (4).
S’agissant des pouvoirs publics, l’importance d’un dialogue « permanent » est mise en relief :
« Nous opérons dans un contexte complexe, où la réglementation susceptible d’impacter nos activités se multiplie. Nous sommes donc engagés dans un dialogue permanent avec les entités publiques aux niveaux local, régional et national, afin de contribuer de façon transparente à l’élaboration des politiques publiques. » (5)
L’ancien site de Lafarge mentionnait également la volonté de l’entreprise de participer « au débat public sur les sujets d’actualité qui impactent [ses] activités, à travers des conférences, des groupes de travail, des enquêtes publiques ou des consultations publiques » (6).
Ces engagements ne contredisent cependant pas les énoncés (a) « Nous ne sommes pas une organisation politique » et (b) « Nous n’avons pas d’opinion politique ». Sous un certain angle – celui qui fait d’une entreprise une entité différente d’un parti ou d’une structure politique –, LafargeHolcim n’est pas une organisation politique. Et si l’on considère que (b) découle de (a) – c’est-à-dire que seule une organisation politique a des opinions politiques,– alors LafargeHolcim ne peut pas avoir d’opinions politiques. Les engagements d’une entreprise à participer au débat public sont déterminés par ses intérêts matériels, même si ceux-ci doivent s’accorder avec l’intérêt public.
2.
Le ministre français des affaires étrangères, Jean-Marc Ayrault, a pris une perspective différente. Comme Eric Olsen, il n’a pas défendu la thèse selon laquelle une entreprise est une organisation politique, ni qu’elle peut avoir des opinions politiques. Du moins ne l’a-t-il pas fait directement. Mais, répondant à la question de « l’autorité normative », il a appelé LafargeHolcim à « bien réfléchir à ses propres intérêts » et à prendre en compte sa « responsabilité économique, sociale et environnementale ».
Il vaut la peine de reproduire le texte complet de son intervention sur franceinfo :
« Lafarge dit : ‘Moi, je ne fais pas de politique’. Bon très bien, elle ne fait pas de politique. Mais je vous rappelle quand même que les entreprises – et nous avons travaillé au gouvernement pour développer cette dimension – ont aussi une responsabilité sociale et environnementale. Il y a des entreprises qui adhèrent à cette démarche et qui savent qu’elles ont une responsabilité. Moi, d’abord, je condamne les méthodes de monsieur Trump. J’ai rencontré mon homologue mexicain des affaires étrangères, je peux vous dire le malaise que cela crée au Mexique, le trouble profond dans la relation entre le Mexique et les Etats-Unis. Quant à Lafarge, je l’appelle à ses responsabilités. Je n’ai pas de pouvoir. On est dans un état où les entreprises ont leurs propres responsabilités. L’Etat a les siennes. Il n’y a pas de loi qui m’interdise de dire : « vous ne pouvez pas prendre tel marché ». Mais il faut que cette entreprise réfléchisse bien. Une entreprise a beau dire : « je ne fais pas de politique », elle a une responsabilité économique, sociale et environnementale. Et d’autre part elle devrait bien réfléchir à ses propres intérêts, parce qu’il y a d’autres clients dans le monde qui, eux, vont regarder cela avec une certaine stupéfaction. » (7)
Dans son commentaire, Jean-Marc Ayrault établit un lien entre la responsabilité de LafargeHolcim et la situation conflictuelle dans laquelle se trouvent le Mexique et les Etats-Unis. Et dès lors que « d’autres clients dans le monde » pourraient juger de l’intérêt de LafargeHolcim pour la construction du mur « avec une certaine stupéfaction », il suggère que l’entreprise est contrainte de faire un choix politique : soit poursuivre sur la voie décrite par son directeur général, soit la pondérer ou y renoncer en prenant en compte le point de vue « d’autres clients dans le monde ». D’ailleurs, toutes les compagnies n’ont pas manifesté de l’enthousiasme, notamment de grandes entreprises internationales craignant que le fait « d’être associées aux politiques isolationnistes de Trump ne ternisse leur réputation » (1).
3.
On trouve chez Hannah Arendt, dans La condition de l’homme moderne, des considérations qui permettent de proposer un autre argument (8). D’abord, comparant les conceptions ancienne [en l’occurrence celle qui prévalait dans le contexte de la cité grecque antique] et moderne, elle notait un recouvrement entre le domaine social et le domaine politique, c’est-à-dire une présence possible du politique dans maints « engagement[s] actif[s] dans les affaires de ce monde » :
« Dans le monde moderne, le domaine social et le domaine politique sont beaucoup moins distincts. […] En fait, dans le monde moderne les deux domaines se recouvrent constamment comme des vagues dans le flot incessant de la vie. »
Et elle affirmait que l’usage du langage, qui est le propre de l’homme, cet « être vivant capable de langage », fait entrer dans le domaine politique les participants à un débat public :
« Dès que le rôle du langage est en jeu, le problème devient politique par définition, puisque c’est le langage qui fait de l’homme un animal politique. […] Toute action de l’homme, tout savoir, toute expérience n’a de sens que dans la mesure où l’on peut en parler. Il peut y avoir des idées ineffables et elles peuvent être précieuses à l’homme au singulier, c’est-à-dire à l’homme en tant qu’il n’est pas animal politique, quelle que soit son autre définition. Les hommes au pluriel, c’est-à-dire les hommes en tant qu’ils vivent et se meuvent et agissent en ce monde, n’ont d’expérience de l’intelligible que parce qu’ils parlent, se comprennent les uns les autres, se comprennent eux-mêmes. »
Bien sûr, on peut accorder un sens plus circonscrit au mot « politique » employé par le directeur général de LafargeHolcim, un sens où dominerait une certaine conception de la neutralité. Mais cette conception reste à défendre, et sa défense, si elle intervenait, aurait de fortes chances de faire entrer dans le champ politique la question de la position de l’entreprise sur la future construction du mur entre le Mexique et les Etats-Unis.
Alain Anquetil
(1) « Who will build Trump’s long-promised border wall? », 5 mars 2017.
(2) Voir « Lafarge prêt à vendre le ciment pour le mur de Trump », La Voix du Nord, 9 mars 2017.
(3) Pour le premier, voir « Jean-Marc Ayrault appelle LafargeHolcim à “réfléchir” à sa participation au mur de Donald Trump », franceinfo, 9 mars 2017 ; pour la réaction du Président de la République, voir « Mur de Trump : Hollande met en garde Lafarge. Le président a appelé le groupe franco-suisse à “se montrer prudent avant de se porter candidat” à la construction du mur controversé voulu par Donald Trump à la frontière entre les États-Unis et le Mexique », Europe 1, 9 mars 2017.
(4) Les textes des sites de LafargeHolcim et de Lafarge avant sa fusion avec Holcim sont très voisins. La page de Lafarge avant fusion s’intitulait « Nos parties prenantes ».
(5) Selon l’ancien site de Lafarge. Le texte figurant sur le site de LafargeHolcim est équivalent : « Public authorities: Operating in an increasingly complex business environment, with ever stronger regulatory constraints impacting its activities, LafargeHolcim engages in permanent dialogue with public bodies at local, national and regional levels, to contribute and advocate in a transparent manner to the elaboration of public policy. LafargeHolcim aims at being the reference partner in its sector for public authorities. »
(7) Voir « Jean-Marc Ayrault appelle LafargeHolcim à “réfléchir” à sa participation au mur de Donald Trump ». J’ai apporté une légère correction de forme aux propos tenus par le ministre des affaires étrangères sur franceinfo.
(8) H. Arendt, The human condition, The University of Chicago Press, 1958, tr. G. Fradier, La condition de l’homme moderne, Calmann-Lévy, 1961, 1983.
[cite]