Le concept de banalisation s’applique rarement à celui d’« obéissance ». Celui-ci s’accorde mieux aux mots « tendance » ou « disposition », ou encore au concept de « situation », comme lorsque l’on se réfère aux fameuses expériences de Stanley Milgram. Cependant, les termes « banalisation » et « obéissance » se trouvent réunis dans un article publié en 2010 dans le Journal of Business Ethics. Il s’intéresse notamment aux déterminants organisationnels de l’obéissance. Un sujet classique mais qui, dans le cas d’espèce, s’inspire des caractéristiques de la disposition à l’obéissance qui s’est manifestée avec horreur sous le régime totalitaire des Khmers rouges au Cambodge entre 1975 et 1979.
L’article de Miguel Cunha, Arménio Rego et Stewart Clegg foisonne de thèmes relatifs à la psychologie humaine, à la vie morale en général, à l’éthique des affaires et à l’éthique au sein des organisations, y compris au sein des entités non productives (1). Leur sujet de recherche est l’obéissance des membres des organisations. Mais plutôt que de se situer dans le cadre classique de la psychosociologie des structures collectives ou, en termes anglo-américains, de l’Organizational Behavior, ils partent de faits et d’enquêtes relatifs à un cas d’obéissance extrême : celle dont firent preuve, sous le régime cruel des Khmers rouges, tous ceux qui furent enrôlés pour entretenir la violence (2). Cunha, Rego et Clegg indiquent que le comportement de ces derniers « a été souvent décrit à l’aide d’expressions telles que « obéissance automatique (robotic) », « machines à tuer » et d’autres du même genre, suggérant qu’il résultait d’un entraînement et d’une éducation focalisés sur l’aliénation et l’obéissance, ou […] sur une « obéissance apeurée » (cowering obedience) » (3). Ils soulignent que la disposition à obéir sans conditions était également le résultat d’une société totalitaire, plus précisément d’un « espace institutionnel total » (total institutional space) ayant les caractéristiques du panoptique de Jeremy Bentham conçu à l’échelle de la société cambodgienne toute entière.
L’utopie d’une « société sans désir, sans vaine compétition, sans peur de l’avenir », d’une « société pure et honnête », « libérée de toute forme d’exploitation, sans classes et sans différences », a revêtu, pendant la période khmer rouge, les habits de la terreur. La terreur était organisée à partir de l’Angkar, « L’Organisation », le comité central du Parti communiste du Kampuchéa (4). Elle frappait chacune des sphères de la société. Toute personne était, en puissance, un ennemi du peuple. La famille traditionnelle, considérée comme une manifestation de la pensée bourgeoise, fut déstructurée, les enfants enrôlés massivement dans l’armée révolutionnaire. La population cambodgienne devait respecter douze commandements moraux qui figurent intégralement dans l’article de Cunha, Rego et Clegg où sont aussi reproduites les dix règles de sécurité que les détenus de la prison S-21 de Tuol Sleng, qui fut aussi un centre de torture et d’extermination, étaient tenus de suivre.
Qu’en est-il de la question de la banalisation ? Cunha, Rego et Clegg lui accordent une place dans la genèse de l’obéissance extrême qui caractérisa la dictature des Khmers rouges. Ils résument ainsi ses composantes : « la préexistence d’une culture d’obéissance ; un fort contrôle institutionnel ; un endoctrinement à grande échelle [dont faisaient partie les douze commandements moraux] ; et la banalisation de la violence ».
À la lecture de la section consacrée à la composante banale, on reste un peu sur sa faim. Car ce que les auteurs décrivent est, selon leurs propres termes, « la combinaison de pratiques [qui conduisit à la création d’une] masse de gens obéissants ». Ces pratiques, entendues en un sens large, englobent l’organisation d’une cohésion de groupe, des rites d’initiation, un système panoptique dans lequel tout le monde surveille tout le monde selon le slogan khmer rouge : « L’Angkar a les yeux de l’ananas », et la hiérarchisation de la réalisation des objectifs assignés aux recrues – « afin qu’ils atteignent les objectifs essentiels, les recrues devaient d’abord s’attacher à « des buts et des biens locaux générant des bénéfices immédiats » avant de s’orienter vers les buts essentiels » (5). La peur constituait également un ingrédient majeur de l’obéissance. Cunha, Rego et Clegg précisent ainsi que « pour sept prisonniers exécutés à la prison S-21, deux gardiens furent exécutés ». Dans la mesure où chacun vivait dans la peur, seule une obéissance absolue offrait les meilleures chances de survie.
Ces composantes de l’obéissance se combinent pour banaliser la violence. La banalisation semble alors être un effet (elle l’est du fait de la répétition quasi automatique d’actes de violence et de cruauté) et non une cause. Toutefois, Cunha, Rego et Clegg soulignent que « la banalisation de la violence renforçait le contrôle institutionnel et l’endoctrinement à grande échelle, donnant naissance à des spirales de la violence » (je mets les italiques). Mais le processus de renforcement « banalisation –> spirales de violence », d’ailleurs indiqué en pointillés sur un diagramme résumant les composantes de l’obéissance, ne fait hélas ! pas l’objet d’une description particulière. Peut-être cette absence traduit-elle les limites de l’usage et de la portée du concept de banalisation, qui aurait un statut inférieur à ceux, entre autres, de normalisation ou de socialisation.
Alain Anquetil
(1) M.P. Cunha, A. Rego et S.R. Clegg, « Obedience and Evil: From Milgram and Kampuchea to normal organizations », Journal of Business Ethics, 97, 2010, p. 291–309.
(2) Ils résument toutefois, au début de leur article, les travaux célèbres de Stanley Milgram et Philip Zimbardo sur l’obéissance à l’autorité et le conformisme social.
(3) L’expression « obéissance apeurée » (cowering obedience) » est de K. Um, « The broken chain: Genocide in the reconstruction and de-struction of Cambodian society », Social Identities, 4, 1998, p. 131–154.
(4) Citations issues en partie de P. Short, Pol Pot: The history of a nightmare, Londres, John Murray, 2004.
(5) Citation issue de S. L. Popkin, The rational peasant, Berkeley, University of California, 1970.