L’actualité récente propose une référence indirecte à un possible conflit d’intérêts de nature structurelle, c’est-à-dire pouvant résulter des missions ou du fonctionnement d’une organisation. Elle figure parmi les commentaires qui ont été faits sur une initiative du groupe Carrefour en faveur de la biodiversité. L’idée que les missions ou le fonctionnement d’une organisation puissent être porteurs de conflits d’intérêts n’est pas nécessairement le signe d’un problème moral ou juridique. Elle peut suggérer que des conflits d’intérêts structurels peuvent être tolérés, voire souhaitables. Après avoir rappelé le contexte qui est à l’origine du présent billet, nous rappelons quelques définitions et présentons trois arguments pouvant justifier l’institution de conflits d’intérêts structurels : le premier fondé sur la compétence, le second sur le conflit de valeurs, le troisième sur l’intérêt bien compris.

 

1.

Contexte

Selon les termes d’un article des Echos du 20 septembre 2017, l’enseigne Carrefour a entrepris de commercialiser « une dizaine d’espèces de fruits et légumes ayant poussé à partir de semences sélectionnées par les agriculteurs eux-mêmes et qu’ils cultivent d’une année sur l’autre » (1). Or, ces semences ne figurent pas dans le catalogue des semences autorisées qui est tenu par le Gnis (Groupement national interprofessionnel des semences et plants). Celui-ci précise sur son site que ce catalogue est un élément d’une réglementation qui « a pour but de garantir à l’utilisateur la qualité des semences et d’éviter que la responsabilité des vendeurs soit engagée à leur insu ». Il ajoute que « la réglementation est établie dans l’intérêt de l’utilisateur ; elle protège également le commerçant contre la concurrence déloyale ».

S’adressant aux consommateurs, Carrefour affirme toutefois que « la loi [les] prive de milliers de fruits et légumes car elle interdit la commercialisation de leurs semences » ; l’entreprise ajoute que, « parfois, il est bon de changer la loi »; et elle propose de signer une pétition en ligne.

Le Gnis a répondu à cette initiative dans un communiqué publié le 20 septembre 2017, soulignant notamment que « les sélectionneurs publics et privés sont impliqués dans la préservation de la biodiversité : ils ont conservé les variétés anciennes quand elles étaient abandonnées de la grande distribution […] ».

Comme nous l’avons signalé en introduction, ce n’est pas le débat entre Carrefour et le Gnis qui fait l’objet de ce billet, mais une question incidente. Elle a trait à la mention d’un conflit d’intérêts de nature structurelle qui caractériserait les missions ou le fonctionnement du Gnis. Selon les termes des Echos, qui reprend des observations du site Reporterre, « le statut hybride du Gnis le rend […] suspect de conflits d’intérêt ». En effet, toujours selon l’article des Echos, « l’organisme, à la fois professionnel et officiel, est […] considéré comme le lobby des semenciers puisqu’il “veille aux intérêts des grosses entreprises du secteur” [selon] le site Reporterre. Or il “participe à l’élaboration des lois qui régissent le commerce des graines et surveille leur application”. » (2)

Notre propos n’est évidemment pas de nous pencher sur la validité des appréciations de Reporterre. Nous examinons plutôt l’idée générale selon laquelle des conflits d’intérêts structurels pourraient être tolérés ou désirables. Avant de proposer trois arguments à l’appui de cette idée, nous rappelons la définition d’un conflit d’intérêts.

 

2.

Définitions

Parmi les définitions disponibles se trouve celle figurant à larticle 2 de la loi n° 2013-907 du 11 octobre 2013 relative à la transparence de la vie publique :

« Au sens de la présente loi, constitue un conflit d’intérêts toute situation d’interférence entre un intérêt public et des intérêts publics ou privés qui est de nature à influencer ou à paraître influencer l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction. »

La définition qui avait été proposée en 2004 par le Service Central de Prévention de la Corruption (3) voyait son application étendue au secteur privé :

« Un conflit d’intérêts naît d’une situation dans laquelle une personne employée par un organisme public ou privé possède, à titre privé, des intérêts qui pourraient influer ou paraître influer sur la manière dont elle s’acquitte de ses fonctions et des responsabilités qui lui ont été confiées par cet organisme. » (4)

Ces définitions comprennent chacune un passage pertinent pour notre propos :

– dans la première, la locution « qui est de nature à » ;

– dans la seconde, l’auxiliaire modal « pouvoir » employé au conditionnel : « pourraient ».

Il est en effet possible que les intérêts qui pourraient compromettre l’exercice normal d’une fonction demeurent sans conséquence. La Haute Autorité pour la transparence de la vie publique, qui s’intéresse au cas des responsables publics, note ainsi qu’« il est normal pour une personne d’avoir des liens d’intérêts, qu’il s’agisse de biens matériels possédés, d’activités exercées ou d’engagements personnels » (5). Et parmi les critères d’un conflit d’intérêts se trouve celui relatif à l’intensité de l’interférence qui, ne pouvant faire l’objet d’une loi générale, doit être mesuré dans chaque situation :

« Ce critère implique d’examiner l’intensité de l’interférence au cas par cas : il y a un conflit d’intérêts quand l’interférence est suffisamment forte pour soulever des doutes raisonnables quant à la capacité du responsable public pour exercer ses fonctions en toute objectivité. » (5)

La question du présent billet – Peut-on tolérer les conflits d’intérêts ? – trouve ici une première réponse : un conflit d’intérêt est tolérable s’il ne compromet pas « l’exercice indépendant, impartial et objectif d’une fonction ».

Sur un plan psychologique, cette réponse suppose que la personne concernée a) reconnaît que sa situation comprend un possible conflit d’intérêts et b) ne succombe pas à la tentation de privilégier un autre intérêt que celui dont sa fonction exige la satisfaction.

Il s’agit d’une tolérance fondée sur un état de fait (voir la citation ci-dessus : « Il est normal pour une personne d’avoir des liens d’intérêts… ») qui suppose que la personne concernée possède et exerce des dispositions psychologiques spécifiques relevant de la force de volonté.

 

3.

Arguments en faveur de conflits d’intérêts structurels

On pourrait, semble-t-il, passer de cette vision de la tolérance envers les conflits d’intérêts structurels fondée sur la force de volonté d’un sujet à une vision plus positive, c’est-à-dire une vision rendant ces situations souhaitables.

Trois types d’arguments peuvent être envisagés (il y en a sans doute d’autres encore) :

– un argument fondé sur la compétence ;

– un argument ramenant un conflit d’intérêts à un conflit de valeurs ;

– un argument fondé sur l’intérêt bien compris.

 

Argument de la compétence

On trouve une version de cet argument dans un texte sur l’éthique du lobbying publié dans la revue Business Ethics Quarterly en 1997 (6). Ses auteurs, J. Brooke Hamilton et David Hoch, défendent l’idée que le lobbying est une activité socialement responsable dès lors qu’elle est encadrée par des critères éthiques appropriés. Ils affirment ainsi que « l’application de critères éthiques au lobbying des entreprises devrait satisfaire à la fois leurs intérêts commerciaux et l’intérêt public ».

Brooke Hamilton et Hoch mentionnent trois critères que deux auteurs, Moses Pava et Joshua Krausz, avaient considérés afin de pouvoir qualifier d’« idéale » une activité supposée socialement responsable :

– disposer d’une connaissance intime d’un problème, par exemple un problème de nature environnementale ;

– être responsable de l’existence d’une situation problématique ;

– compter sur un consensus entre les parties prenantes de l’entreprise concernée. (7)

Pour Brooke Hamilton et Hoch, ces critères, s’ils sont satisfaits, confèrent une légitimité aux activités de lobbying d’entités privées. Celles-ci deviennent alors compétentes pour contribuer au traitement de questions sociales et environnementales dans lesquelles elles sont impliquées à des degrés divers, même si elles portent en premier lieu des intérêts commerciaux (8). Ce raisonnement peut être invoqué pour justifier les conflits d’intérêts structurels qui les caractérisent (dès lors que, par exemple, les critères de Pava et Krausz sont satisfaits).

 

Argument du conflit de valeurs

Cet argument affirme que le meilleur moyen de s’assurer qu’un décideur active les dispositions psychologiques appropriées aux situations de conflits d’intérêt (des dispositions relevant de la force de volonté) est qu’il puisse être confronté systématiquement à de telles situations. Selon cette perspective, la « gestion » répétée de telles situations permettrait de cultiver ces dispositions de la même façon que se cultivent les vertus intellectuelles et morales.

Cet argument revient à considérer les conflits d’intérêts comme des conflits de valeurs. Il suppose en outre de reconnaître que, selon les termes du philosophe Bernard Williams, les conflits de valeur font « partie intégrante des valeurs humaines » (9). Même dans des situations où un intérêt purement égoïste semble interférer avec l’intérêt public, il est possible d’estimer que les intérêts en conflit « représentent » des valeurs. Et dans la mesure où, pour reprendre le point de vue de Williams, les conflits de valeurs sont des composantes de notre expérience morale, il n’y aurait en principe rien de moralement problématique à ce que des individus singuliers, des titulaires de rôles professionnels ou des organisations soient structurellement porteurs de conflits d’intérêts.

 

Argument de l’intérêt bien compris

Une perspective encore plus ambitieuse serait de considérer que l’accomplissement de certaines fonctions pourrait être favorisé par l’existence de conflits d’intérêts, voire mieux assuré qu’en l’absence de tels conflits.

L’un des exemples de cette vision se situe dans le champ de l’audit comptable et financier. À la suite d’un article publié dans le Wall Street Journal en 2000, le philosophe américain Michael Davis, spécialiste de l’éthique professionnelle, se demandait pourquoi les cabinets d’audit et de commissariat aux comptes ne devraient pas avoir un intérêt à long terme dans les entreprises qu’ils auditent. En effet, selon ses mots :

« Un auditeur ayant un intérêt financier à long terme dans l’entreprise auditée aurait une incitation personnelle forte pour s’assurer que l’entreprise en question est saine sur le plan comptable et financier. » (10)

Selon une telle perspective, les conflits d’intérêts seraient une composante de l’exercice de la fonction d’auditeur et de commissaire aux comptes. Ils supposeraient une sensibilité à l’idée d’intérêt bien compris, c’est-à-dire un souci d’articuler la recherche de l’intérêt personnel et la recherche de l’intérêt collectif – ou, selon les termes d’Alexis de Tocqueville, un souci de se situer en l’« un de ces points où l’intérêt particulier vient à se rencontrer avec l’intérêt général » (11).

*

Au-delà de la question de la validité de ces arguments (ils peuvent être attaqués de diverses façons), le fait de permettre à une organisation de gérer à la fois son intérêt propre et l’intérêt public suppose un encadrement éthique et déontologique sévère. On le comprend lorsqu’on formule le problème sous-jacent à tout conflit d’intérêts comme émanant du fait que, selon les termes de Michael Davis, « nous ne voulons pas que l’égoïsme guide les décisions de ceux dont nous dépendons » (12). Cette exigence est, en pratique plus qu’en théorie, un obstacle difficile à franchir.

Alain Anquetil

(1) « Carrefour se fait militant pour la biodiversité », Les Echos, 20 septembre 2017.

(2) Le site Reporterre affirme que « le Groupement national interprofessionnel des semences est un organisme à la fois professionnel et officiel, placé sous tutelle du ministère de l’Agriculture. Il veille aux intérêts des grosses entreprises du secteur, participe à l’élaboration des lois qui régissent le commerce des graines et surveille leur application. Un triple rôle propice aux conflits d’intérêts. » (« Le GNIS, c’est qui, le GNIS ? », 21 janvier 2014) Pour plus d’informations sur ce point, on pourra se reporter au site du Gnis, par exemple aux pages Missions interprofessionnelles et Service officiel contrôle et certification.

(3) Devenu l’Agence française anticorruption par la loi n° 2016-1691 du 9 décembre 2016 relative à la transparence, à la lutte contre la corruption et à la modernisation de la vie économique. L’Agence française anticorruption dispose de missions plus étendues que le SCPC.

(4) Rapport d’activité pour l’année 2004 à Monsieur le Premier Ministre et à Monsieur le Garde des Sceaux, Ministre de la Justice, Chapitre 1, « Le conflit d’intérêts ».

(5) A la page « Prévenir les conflits d’intérêts ».

(6) J. Brooke Hamilton, III et David Hoch, « Ethical standards for business lobbying: Some practical suggestions », Business Ethics Quarterly, 7(3), 1997, p. 117-129.

(7) Brooke Hamilton et Hoch citent une communication de ces deux auteurs qui n’est pas disponible mais est reprise dans cet article : M. L. Pava et J. Krausz, « Criteria for evaluating the legitimacy of corporate social responsibility », Journal of Business Ethics, 16, 1997, p. 337-347.

(8) Sur ce point, voir cependant mon billet « DanoneWave, les Benefit Corporations et la RSE institutionnalisée » du 23 mai 2017.

(9) B. Williams, « Conflicts of values », in A. Ryan (dir.), The idea of freedom: Essays in honour of Isaiah Berlin, Oxford University Press, 1979 ; trad. J. Lelaidier, La fortune morale (p. 281-296), Paris, PUF, 1994.

(10) M. Davis, « Introduction », in M. Davis et A. Stark (dir.), Conflict of interest in the professions (p. 3-19), Oxford University Press, 2001. Un argument du même genre était proposé par Sara Reiter en 1997 à propos du principe d’indépendance des auditeurs. Selon elle, ce principe témoigne d’une « logique morale abstraite » ou d’une « métaphore de la séparation » entre des organisations. Elle propose de les remplacer par une reconnaissance par les parties concernées, spécialement les auditeurs, du fait que les relations humaines comprennent un degré de dépendance. En bref, la métaphore de l’interdépendance devrait remplacer la métaphore de l’indépendance. (S. Reiter, « The ethics of care and new paradigms for accounting practice », Accounting, Auditing & Accountability Journal, 10(3),1997, p. 299-324.)

(11) A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique, tome 2, chapitre VIII, Paris, Garnier Flammarion, 1993.

(12) M. Davis, op. cit.

[cite]

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