Parmi toutes les questions relatives à l’éthique individuelle professionnelle, la prévention des conflits d’intérêts est l’une des plus débattues. Le récent, et intéressant, rapport de la « Commission de réflexion pour la prévention des conflits d’intérêts dans la vie publique », qui a été remis au Président de la République le 26 janvier 2011, en est un exemple. Peut-être la longévité du débat – qui tourne notamment autour d’un problème de définition, abordé dès les premières pages du rapport – s’explique-t-elle par les intuitions et les croyances que suscite l’idée de « conflit d’intérêt ». Ce sont elles qui constituent le sujet de cet article.
Il existe une compréhension large de l’idée de conflit d’intérêt. Elle désigne des situations ordinaires de la vie sociale de tout individu. Le mot « intérêt » est alors compris dans un sens relâché, car il peut inclure toutes sortes de motivations, et il en est de même du mot « conflit », dont l’importance et l’intensité peuvent être variables (le rapport discute de ces nuances). Une divergence des intérêts de deux personnes, de parents et d’enfants, d’un individu et de son groupe entrent dans cette catégorie. L’expression est par exemple utilisée par Richard Alexander à propos de l’évolution du comportement social, Il affirme que « les intérêts des individus au sein des groupes ne sont jamais identiques à ceux du groupe dans son ensemble, et (qu’)un problème fondamental pour comprendre la sociabilité (sociality) est de spécifier les conflits d’intérêt existant entre les individus au sein d’un groupe, ainsi que leurs effets » (1). Que nos convictions personnelles soient plutôt individualistes ou plutôt collectivistes, nous reconnaissons qu’il existe de nombreux conflits d’intérêts larges, et souscrivons certainement à ce fait que « l’ordre établi, quel qu’il soit, ne peut donner satisfaction à tous et, dans chacun, à tout à la fois » (Roger Caillois) (2).
Cette première intuition est complétée par d’autres considérations d’arrière-plan. Par habitude, et peut-être aussi à cause de la diffusion des théories du management sur la gestion des conflits et son rôle dans le changement organisationnel, nous pensons que le conflit en général peut être positif, ou qu’il est un mal nécessaire. Mais surtout nous admirons les cas dans lesquels l’intérêt personnel est sacrifié au profit de l’intérêt général, compris d’une manière particulière. Nombreux sont les exemples de ce genre. Ils entrent dans la catégorie du dévouement et de la vocation, et n’impliquent pas nécessairement un attachement spécifique à l’idée abstraite d’intérêt général, peut-être seulement à des personnes ou à un certain bien moral indépendant de considérations sur les attentes de la société. A vrai dire, il n’y a pas ici de véritable « conflit d’intérêt » (l’expression paraît inappropriée pour qualifier des cas de ce genre), pas de « problème déontologique sérieux » (3), il y a plutôt des personnes de caractère qui agissent simplement par conviction. On en connaît des exemples dans la vie des affaires, comme celui d’Aaron Feuerstein, qui prononça ces mots pour expliquer sa décision de dépenser l’argent touché des assurances, après l’incendie de son usine, en vue de maintenir le salaire de ses employés : « J’ai une responsabilité envers les employés, qu’ils travaillent à l’usine ou dans les bureaux, et une responsabilité équivalente envers la communauté. Mettre trois mille personnes à la rue aurait été inconcevable et cela aurait eu pour effet de porter un coup fatal aux villes de Lawrence et de Methuen ».
Telle est la dimension « large » du conflit d’intérêt. On la trouve mentionnée dans le rapport de la Commission de réflexion. Le lien entre l’individu et la société y est remplacé par celui qu’entretient le citoyen avec ses « gouvernants » et ses « administrations », et le rapport affirme qu’« entendus trop largement, les conflits d’intérêts potentiels peuvent … être sous-jacents à de nombreux choix, alternatives ou décisions : toute personne se définit par des origines, des orientations politiques, philosophiques, sexuelles ou religieuses, une histoire, des attachements qui ne peuvent être constamment opposés à sa mission ou à ses choix ». C’est un plus loin qu’il précise à quelle condition une divergence potentielle des intérêts individuels et sociaux se transforme en un conflit d’intérêt au sens où on l’entend généralement : « Ce n’est pas parce qu’une décision publique peut avoir une incidence sur un intérêt personnel de celui qui la prend qu’existe nécessairement un conflit d’intérêts. Pour que naisse une telle situation, il faut que l’intérêt personnel de l’acteur public soit effectivement susceptible d’influencer ou de paraître influencer ses décisions. La prévention des conflits d’intérêts suppose donc une certaine « intensité » des intérêts en question, une « consistance » et une pertinence susceptibles de faire naître un doute raisonnable sur l’impartialité de l’agent ».
C’est ici qu’est introduite la dimension étroite du conflit d’intérêt. Elle aussi renvoie à des intuitions et à des croyances. L’idée d’impartialité y occupe une place centrale. Elle s’applique aussi bien à la décision d’un agent public qu’à son caractère. Josephine Johnston exprime clairement cette intuition dans un texte consacré aux risques de conflits d’intérêts dans la recherche biomédicale aux Etats-Unis : « L’idée que l’argent menace la formulation d’un jugement impartial renvoie à une intuition très forte » (4). L’« argent » correspond ici aux « intérêts matériels », qui, dit le rapport, « sont le plus susceptibles de générer des difficultés ou des doutes sur l’impartialité de l’agent ». Une intuition corrélative est que, puisque le citoyen s’en remet à la bonne foi de l’agent public, à l’image du patient qui s’en remet à la bonne foi de son médecin, l’agent public doit demeurer digne de confiance.
Lorsqu’il est question du conflit d’intérêt au sens étroit, ce sont ces dernières intuitions ou croyances qui l’emportent. Celles qui se réfèrent au sens large perdent, semble-t-il, toute pertinence. La « proposition de définition des conflits d’intérêts » qui figure dans le rapport s’est attachée, directement ou indirectement, à démêler ces deux catégories d’intuitions et de croyances. Mais il n’est pas sûr que la force des premières – notamment l’idée que les conflits d’intérêts ont un caractère « normal » et que l’action par conviction, avec sacrifice de ses intérêts personnels matériels, est admirable – n’interviennent pas dans la manière de considérer certaines formes de conflits d’intérêts, par exemple ceux qui impliquent des intérêts personnels non matériels.
Alain Anquetil
(1) Alexander, R. D. (1974). The Evolution of Social Behavior. Annual Review of Ecology and Systematics, 5, pp. 325-383.
(2) Caillois, R. (1964). Instincts et société. Essai de sociologie contemporaine. Editions Denoël-Gonthier.
(3) Cf. la page 118 du rapport.
(4) Johnston, J. (2008). Conflict of Interest in Biomedical Research. In From Birth to Death and Bench to Clinic: The Hastings Center Bioethics Briefing Book for Journalists, Policymakers, and Campaigns, ed. Mary Crowley (Garrison, NY: The Hastings Center, pp. 31-34).
Image à la une : James Ensor, Public domain, via Wikimedia Commons