Comme nous l’indiquions dans le précédent article, le rapport Planète Vivante 2016 affirme que « des changements significatifs devront être apportés au système économique mondial pour faire accepter le constat d’une planète aux ressources finies. […] Les générations futures, ainsi que la valeur de la nature, devront être prises en compte de manière systématique dans les processus décisionnels. » Ces assertions supposent, de la part d’un certain nombre de citoyens et de décideurs politiques, un changement de perspective. Il est temps que ceux-ci non seulement acceptent la réalité de l’état de la planète, mais aussi prennent en compte la manière dont cette réalité va évoluer afin de garantir le bien des générations futures et de respecter la valeur de la nature. Face à de telles exigences, les phénomènes psychologiques qui peuvent faire obstacle à la prise en compte du futur dans les décisions du présent semblent ne pas peser lourd. Il existe certes quantité d’obstacles sociaux, économiques et politiques, mais ils ne semblent pas réductibles à une disposition psychologique telle que celle qui consiste à donner plus de valeur au présent au détriment du futur. Pourtant cette disposition particulière, ou préférence temporelle (1), a justement été discutée par le philosophe Dieter Birnbacher à propos de la prise en compte des générations futures (2). Son argument fait l’objet du présent article.
Birnbacher aborde la question de la préférence temporelle dans un chapitre de son ouvrage intitulé « Anthropologie de la responsabilité envers le futur ». À la section « La dimension affective : l’évaluation du futur », il traite de la manière dont la « nature affective de l’être humain » interagit avec l’évaluation qu’il fait du futur. Pour que cette évaluation soit efficace, c’est-à-dire qu’elle puisse déboucher sur l’action, nous devons, selon ses termes, être « affectivement concernés ». Voici comment Birnbacher introduit cette section :
« C’est un fait bien connu de la nature humaine : la proximité et l’éloignement d’un événement dans le temps font une différence dans son évaluation, et l’anticipation d’un événement assez éloigné dans le temps exerce une bien moindre influence sur le comportement humain que l’anticipation d’un événement assez proche. »
Birnbacher passe en revue les explications que Spinoza, Hume et Kant ont proposé de ce fait de la nature humaine – des explications décevantes car « peu plausibles » selon lui. Se préoccuper des événements futurs susceptibles de modifier le bien-être des êtres humains a une valeur de survie pour l’espèce lorsque ces événements peuvent être causés par des actions du présent et que les agents peuvent se représenter le lien causal entre leur action présente et un état de choses futur. Une autre manière de l’exprimer est de constater que si certaines actions n’étaient pas accomplies dans le présent, des événements futurs, qui seraient par exemple préjudiciables à la survie des êtres humains, adviendraient. Birnbacher l’exprime ainsi :
« […] La préférence temporelle est dotée d’une valeur considérable de survie si elle se rapporte à ces événements futurs qui peuvent être volontairement influencés par l’action individuelle ou collective ».
Cette phrase aurait pu figurer dans le rapport Planète vivante 2016. En différentes occasions, ce rapport relie la sauvegarde de la nature et la survie de l’humanité, ce qui suppose que puisse être établi un lien causal, mécaniste, entre les actions du présent et des événements futurs. Mais ce lien est supposé dans le rapport (3). Celui-ci affirme par exemple que l’événement fondamental qu’est la détérioration du climat a déjà commencé :
« De façon générale, les activités humaines et les usages faits des ressources à cette fin se sont tellement développés […], surtout depuis le milieu du 20e siècle, que les conditions écologiques ayant favorisé notre développement et notre croissance commencent aujourd’hui à se détériorer » (4).
Il n’y aurait donc aucune raison que le phénomène de la préférence temporelle puisse produire des effets. Car la détérioration du climat et de l’environnement naturel est désormais si proche de nous que l’argument selon lequel les événements futurs « sont trop éloignés dans le temps ou dans l’espace pour pouvoir être influencés par son propre comportement » ne serait plus pertinent (5).
Cependant cet argument ignore les explications du phénomène de la préférence temporelle. Il revient à affirmer que dans la mesure où les événements autrefois supposés futurs (la détérioration du climat et de l’environnement naturel) sont devenus des événements du présent, il convient de s’occuper aussi bien du futur proche que du futur lointain. Désormais, ces différents moments du temps devraient être intégrés dans toute action présente (5).
Pour des raisons évidentes, cependant, il est important de chercher à comprendre comment le phénomène psychologique de la préférence temporelle pourrait nuire à cette exigence d’intégration de l’action. C’est pourquoi Birnbacher se réfère aux travaux empiriques qui y ont été consacrés, spécialement ceux des psychologues Walter Mischel et Joan Grusec.
Dans un article publié en 1967, ces auteurs ont étudié le choix d’enfants de 9 à 11 ans auxquels il était proposé des récompenses ou des punitions immédiates ou ajournées (6). En outre, certaines conditions expérimentales prévoyaient des probabilités de recevoir la récompense ou la punition après un certain délai.
Les résultats ont confirmé l’effet, sur le choix entre le présent et le futur, de la probabilité d’occurrence de la récompense ou de la punition. Selon Mischel et Grusec :
« Les récompenses ajournées les plus grandes étaient choisies plus fréquemment quand la probabilité de les obtenir était plus forte. En outre, la préférence pour une plus petite punition immédiate s’accroissait lorsque la probabilité d’une punition ajournée plus grande était plus élevée. »
Mischel et Grusec ont cependant noté une différence entre choix relatifs à une récompense et choix relatifs à une punition. Alors que, dans le cas des récompenses, le délai d’attente en vue d’obtenir la récompense future avait un effet sur le choix (les sujets préféraient la récompense immédiate quand le délai d’attente s’accroissait), le délai n’avait aucun effet sur le choix lorsque des punitions étaient en jeu :
« Les enfants étaient aussi désireux d’accepter des punitions immédiates lorsque le délai d’ajournement de la punition future était petit que lorsqu’il était élevé. »
D’un point de vue motivationnel, ce résultat revient, selon les termes de Mickael Mangot, à « avancer des évènements désagréables (pour supprimer l’appréhension) » ou à « précipiter un évènement désagréable » (7). Il semble à première vue s’accorder avec l’impératif d’agir dans le présent en consentant à faire des sacrifices en vue de « préserver la nature dans ses multiples formes et fonctions et créer un foyer accueillant pour les humains sur une planète finie », comme l’écrit le rapport Planète vivante. Mais qu’en dit Dieter Birnbacher ?
Il est dans l’ensemble critique sur les expériences réalisées sur la préférence temporelle, dont les sujets sont en général des enfants. Par exemple, il note que les sujets sont directement concernés par tous les aspects du choix (ce sont eux qui perçoivent la récompense, qu’elle soit immédiate ou retardée), alors qu’il serait aussi intéressant d’examiner la manière dont des sujets évaluent des événements futurs qui ne les concernent pas directement.
Cependant, Birnbacher retient de l’expérience de Mischel et Grusec un « fait intéressant ». Il a trait à l’indifférence à l’égard du délai d’attente quand le sujet risque une punition et au résultat selon lequel, comme il l’écrit, « les punitions immédiates sont toujours préférées aux punitions retardées, indépendamment de la sévérité de la punition ».
Si l’on rapporte ce résultat à la question de la préservation de la nature et du bien-être des générations futures, la préférence temporelle en matière de punitions joue un rôle favorable. Mieux vaut un petit sacrifice à court terme qu’un coût exorbitant dans le futur. Mais, comme l’indique Birnbacher, on ne peut généraliser le résultat de Mischel et Grusec. D’abord parce que les sujets qui font des sacrifices à court terme ne sont pas toujours les mêmes que ceux qui consentent des coûts à long terme. Ensuite parce que récompenses et punitions sont le plus souvent entremêlées, les récompenses futures s’accompagnant généralement de coûts qui sont souvent sous-estimés. Enfin parce qu’une évaluation « non déformée » du futur suppose, de la part de l’évaluateur, un certain degré de « maturité personnelle ».
Ce dernier point est bien sûr important. Et l’on peut comprendre le rapport Planète vivante 2016 comme une contribution à l’acquisition, par ceux qui ne sont pas encore convaincus par la nécessité d’agir pour la nature, d’une telle maturité.
Alain Anquetil
(1) Cette disposition est une « préférence temporelle pure », c’est-à-dire une préférence stricte pour le présent, indépendamment de tout autre facteur, notamment de la probabilité d’occurrence d’un événement ou d’un état de choses futur. Dans ce qui suit, toutefois, la préférence pour le présent ne sera pas, en général, une préférence temporelle pure.
(2) D. Birnbacher, Verantwortung für zukünftige Generationen, Stuttgart, Philipp Reclam jun., 1988, tr. O. Mannoni, La responsabilité envers les générations futures, Paris, PUF, 1994.
(3) Bien qu’il soit encore jugé seulement probable, Voir « Réchauffement : les 10 points marquants du rapport du GIEC », Le Monde, 17 avril 2014 : « Les experts du climat estiment désormais « extrêmement probable » – c’est-à-dire, dans le jargon du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, avec une probabilité supérieure à 95 % – que l’élévation de la température terrestre relevée depuis le milieu du XXe siècle est bel et bien le fait de l’accumulation des gaz à effet de serre d’origine humaine. Cette probabilité était évaluée à 90 % dans le précédent rapport. »
(4) Selon les termes de Birnbacher, qui ajoute que, du fait de leur éloignement, s’en occuper maintenant reviendrait à « gaspiller des énergies psychiques dont on ne dispose qu’en quantité limitée, et à hypothéquer la possibilité d’atteindre des objectifs plus proches ».
(5) Ce type d’intégration ou de cohérence de l’action à différents horizons temporels est également présent dans le rapport Planète vivante 2016. Mais la démarche intégrée à laquelle il y est fait référence explicitement porte plutôt sur les différentes composantes du développement durable « dont les objectifs associent les dimensions économique, sociale et écologique pour permettre le maintien de la société humaine. Parce qu’ils sont interconnectés, ces différents aspects doivent précisément être pensés de manière intégrée. Ainsi devons-nous d’un côté, minimiser le changement climatique tout en garantissant notre approvisionnement futur en eau douce, et de l’autre, protéger les forêts et les prairies sans oublier non plus nos océans et l’atmosphère. »
(6) W. Mischel & J. Grusec, « Waiting for rewards and punishments: Effects of time and probability on choice », Journal of Personality and Social Psychology, 64, 1967, p. 24-31. Les punitions comprenaient par exemple des moments passés avec un enseignant peu agréable (10 minutes tout de suite ou 30 minutes plus tard), deux tâches difficiles à accomplir maintenant ou six à accomplir plus tard, de la nourriture assez peu appétissante maintenant ou pas du tout appétissante plus tard.
(7) M. Mangot, Choix intertemporels : un modèle comportemental d’escompte quasi Hyperbolique . Economies et Finances. Université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2007 <tel-00165187>
[cite]