Dans l’article précédent, nous discutions du rapport entre l’idée (ou les convictions, projets, vues, valeurs, et autres mots associés) et les intérêts. Notre objectif était d’introduire une exploration de leur relation conceptuelle. Il se trouve que cette relation a été en quelque sorte mise en scène par les travaux préliminaires à la réforme de l’objet social des entreprises envisagée par le gouvernement dans le cadre de la future loi PACTE. Même si notre exploration n’a pas pour vocation d’évaluer ce projet, encore moins d’apporter des suggestions pratiques ou juridiques, elle peut contribuer à éclaircir quelques relations d’arrière-plan. Ce second article se penche sur les « intérêts matériels ». S’ils ne sont pas mentionnés en tant que tels dans le projet de réforme du gouvernement – par exemple, l’expression ne figure pas dans le rapport « L’entreprise, objet d’intérêt collectif » du 9 mars 2018 –, leur affinité avec l’« idée » a été discutée dans les sciences sociales, mais aussi, et de façon précise et suggestive, dans un roman de Joseph Conrad. C’est à cet écrivain que nous faisons appel dans le présent article.
1.
Les intérêts matériels comme moyens
L’expression « intérêts matériels » semble parfaitement intelligible. Ces intérêts portent sur la possession de choses tangibles, visent à l’accroissement du bien-être économique et se distinguent aisément d’autres formes d’intérêts (1). Ils sont poursuivis aussi bien par un individu que par un collectif d’individus.
Les travaux préparatoires à la réforme de l’objet social des entreprises auraient pu les mentionner s’ils n’avaient acquis une connotation dépréciative. Employée dans certains contextes, en effet, la notion d’« intérêts matériels » est devenue synonyme d’« impérialisme économique ».
Lorsque Joseph Conrad l’utilise en 1904 pour décrire les forces psychologiques et sociales qui déterminent les événements du Costaguana (un pays imaginaire), l’économiste John Atkinson Hobson vient de publier son ouvrage Imperialism. A study (2). L’« impérialisme économique » (celui des Etats-Unis, de la Grande-Bretagne et d’autres grands pays européens) lui permet de rendre compte de la manière dont le capitalisme se développait à son époque (3).
Dans un récent ouvrage consacré à l’œuvre de Conrad considérée sous l’angle d’un « monde global », l’historienne Maya Jasanoff souligne que, pour Hobson, l’« impérialisme […] était raciste, ’agressif’, ‘impitoyable’, ‘calculateur et avide’, ‘cynique’, encouragé par des industriels et des financiers qui se dissimulaient derrière les beaux discours d’une ‘mission civilisatrice’ » (4). Il y a plus longtemps, le professeur de littérature Albert Guérard assimilait les intérêts matériels au capitalisme et, au sujet de Conrad, il insistait lui aussi sur « le récit moral du capitalisme » (moral romance of capitalism), sur le fait qu’il possède une « tendance propre à confondre le pouvoir et le bien, le profit et le bien-être » (5). Si l’on ajoute la « fatalité corruptrice des intérêts matériels » que Guérard, à la suite de Conrad, met en évidence, on comprend que les textes liés à la réforme de l’objet social des entreprises n’y aient pas fait référence. La prise de position idéologique qu’ils dissimulent aurait semblé incongrue.
2.
L’idéalisation des intérêts matériels
Mais ce n’est pas une raison pour les laisser de côté. Car, dans le roman de Joseph Conrad, les intérêts matériels sont sans détour reliés à une idée. Ou, pour le dire autrement, ils sont idéalisés. Précisons la nature de cette idéalisation.
On s’attend à ce que la promotion des intérêts matériels soit mise au service d’une idée, de valeurs ou de conceptions morales. En ce sens, l’idée tient le premier rang. Elle prime sur les intérêts, qui ont le statut de moyens. Dans le roman, précisément, ces intérêts devaient permettre d’instaurer la loi, l’ordre et la justice au sein d’un pays marqué par un sous-développement politique et économique laissant place à la corruption. Ils s’incarnent à travers une mine d’argent, principale richesse du pays. Son propriétaire et dirigeant est l’auteur de cette idéalisation, mais il n’est pas le seul car, comme le souligne Guérard, chacun des personnages principaux du roman « doit idéaliser quelque chose » (6).
Mais qu’est-ce que le directeur de la mine idéalise ? S’agit-il des fins morales dont il espère la réalisation (l’ordre, la paix, la loi, la justice) ou les moyens eux-mêmes, c’est-à-dire les intérêts matériels ?
Ce que décrit le roman de Conrad, c’est l’inversion des fins et des moyens. « […] Inévitablement la mine elle-même, plutôt que l’ordre et la justice qu’elle doit garantir, devient d’une importance dévorante », affirme Elsa Nettels (7).
Au niveau de plusieurs personnages principaux, l’inversion apparemment non intentionnelle de la fin et des moyens se traduit par une distorsion de la réalité, un mensonge à soi-même (8), une violation de l’intégrité personnelle. Ce processus est qualifié dans le roman de « dégradation morale de l’idée » – « Il y avait dans les exigences mêmes d’une action couronnée de succès quelque chose qui entraînait la dégradation morale de l’idée ». L’un des protagonistes de l’ouvrage, qui porte un regard sceptique sur les forces qui déterminent le destin du pays, explique la logique des intérêts matériels :
« Dans le progrès des intérêts matériels, il n’y a ni paix ni repos. Ils ont leurs lois, leur justice. Mais celles-ci sont fondées sur l’opportunisme et sont inhumaines ; elles manquent de rigueur et de cette continuité et de cette force qui ne se trouvent que dans un principe moral. »
La poursuite des intérêts matériels entraîne un coût moral irrépressible. Le professeur de littérature Jacques Berthoud va encore plus loin en recherchant les « raisons du tragique paradoxe selon lequel le succès matériel requiert l’échec moral » :
« Considérant la nature des passions [que provoquent les intérêts matériels], leur succès ne peut se faire qu’au prix du sacrifice de tout autre dessein ou considération. Les mots « intérêts matériels » ont une précision admirable. De tels intérêts doivent se distinguer de tous les autres : ils possèdent leur propre logique inexorable et demandent une fidélité exclusive. Devant combattre les élans les plus brutaux du cœur humain […], ils laissent ceux qui les servent dans l’impossibilité de choisir ou de manœuvrer. […] Les intérêts matériels ne sauraient être considérés comme les moyens d’une fin morale, car on peut les empêcher de devenir une fin en soi. Il est logiquement impossible de placer Mammon au service de Dieu. » (9)
3.
L’illusion de l’idée et la logique des intérêts matériels
Selon cette analyse, les idées et les convictions n’ont pas la primauté sur les intérêts matériels. Elles sont incapables de les gouverner. Ceci ne signifie pas qu’elles ne jouent pas un rôle dans la genèse et la poursuite des actions des individus et des institutions. Mais ce sont des masques, des illusions. Dans le roman, ces idées-masques sont qualifiées de « brillantes robes de soies et de bijoux », de « robe d’apparat », (à propos du « sentimentalisme de gens qui ne feront jamais rien pour satisfaire leur désir passionné, à moins qu’il ne se présente à eux sous la robe d’apparat d’une idée »), et de « contes de fées » (spécialement dans ce passage relatif aux motivations du directeur de la mine : « Il ne pourrait croire à ses propres mobiles, s’il ne les intégrait d’abord dans quelque conte de fées »).
Berthoud note avec vigueur le poids de cette illusion, qu’il rapporte aux intérêts :
« L’idéalisme incorruptible [du directeur de la mine] n’est qu’un masque destiné à l’empêcher de comprendre les intérêts qu’il sert. […] Les prétendues ‘convictions’ de l’homme – les justifications qu’il donne à son action – sont de pures illusions. Idéaliser ses actes, quand la seule loi de la nature est cette affirmation de l’identité connue sous le nom d’intérêt personnel, est presque une pose criminelle. […] ’Qu’est-ce qu’une conviction ?’ demande [un personnage]. ‘Une vision particulière de notre avantage personnel, due à des considérations pratiques ou sentimentales’. »
Les convictions ont d’autant moins d’importance que, nous l’avons vu à la section précédente, les intérêts matériels possèdent leur propre logique. « Que les intérêts matériels s’installent une bonne fois, et ils imposeront fatalement les seules conditions dans lesquelles ils peuvent continuer à exister », affirmait le directeur de la mine à son épouse qui regrettait le caractère « affreusement matérialiste » de l’affaire (10).
4.
Conclusion
Concluons notre propos. La description de la relation entre idée et intérêts matériels proposée dans le roman de Joseph Conrad ne laisse aucun doute sur la prééminence des intérêts. Non seulement ceux-ci modifient le contexte dans lequel ils se trouvaient au départ (le moment où le directeur de la mine trouve des capitaux à l’étranger), alors qu’ils n’existaient qu’à un état naissant, mais leurs conséquences morales et sociales négatives sont masquées par l’illusion de l’idée.
On aurait tort de juger que cet argument doit être circonscrit à une œuvre littéraire et à un contexte économique, politique et social donné. Dans un article qui ne s’intéressait nullement à la littérature romanesque, le sociologue William Kolb observait que, « dans le champ du pouvoir et des intérêts matériels, il n’existe aucune méthode rationnelle pouvant convaincre un individu de la nécessité de sacrifier ses propres intérêts » (11). Autrement dit, sans l’intervention d’une autorité externe à la sphère des intérêts matériels, il est impossible de les gouverner. Leur logique implacable ne peut être enrayée en recourant aux ressources morales qui leur sont propres.
Il convient bien sûr de rechercher une telle méthode externe. Mais parer les intérêts matériels d’une idée n’est certainement pas – c’est du moins ce que décrit Conrad dans le contexte particulier d’un pays se trouvant au début de son développement – une méthode appropriée.
Nous poursuivrons l’analyse dans notre prochain article.
Alain Anquetil
(1) Je m’inspire de la définition de l’adjectif « matériel » proposée par le CNRTL : « Qui est constitué par des choses tangibles ou qui est lié à leur possession ». Voir également ces définitions proposées au 19ème siècle par l’économiste Michel Chevalier, d’abord celle de l’économie politique : « L’économie politique est la science des intérêts matériels. Il lui appartient d’enseigner comment ces intérêts se créent, comment ils se développent, comment ils s’organisent […] », ensuite celle de la politique, où apparaissent trois types d’intérêts : « La politique, dans l’état normal des sociétés, consiste à organiser et à développer successivement les intérêts moraux, intellectuels et matériels des peuples » (passages cités par Philippe Steiner dans « Production, répartition, et passion de l’égalité : l’économie politique de Michel Chevalier », Revue européenne des sciences sociales, 36(110), 1998, p. 97-119).
(2) L’ouvrage de Hobson a été publié en 1902. Le roman de Joseph Conrad qui dépeint les intérêts matériels est Nostromo. A Tale of the Seabord, Oxford’s World Classics, 2007, tr. fr. P. Le Moal, Gallimard, 1992.
(3) À propos de l’impérialisme économique, voir par exemple Richard Koebner, « The concept of economic imperialism », The Economic History Review, New Series, 2(1), 1949, p. 1-29.
(4) M. Jasanoff, The dawn watch. Joseph Conrad in a global word, William Collins, 2017.
(5) A. G. Guérard, Conrad the novelist, Harvard University Press, 1958.
(6) Cette idéalisation a lieu dans un certain contexte que l’espace dont je dispose ici ne permet pas de développer.
(7) E. Nettels, James & Conrad, Athens, The University of Georgia Press, 1977.
(8) Ces deux phénomènes sont notamment soulignés par Guérard, op. cit.
(9) J. Berthoud, Joseph Conrad. The major phase, Cambridge University Press, 1978, tr. M. Desforges, Joseph Conrad : Au cœur de l’œuvre, Paris, Criterion, 1992.
(10) En raison tout particulièrement d’une association entre son mari et un financier américain – qui, soit dit en passant, pratique aussi l’idéalisation.
(11) W. L. Kolb, « Values, politics, and images of man in American sociology », The Christian Scholar, 44(4), 1961, p. 319-331.
[cite]