Dans ce billet, je m’intéresse à la récente proposition, formulée par The Guardian, d’une règle déontologique « anti-simulation » applicable aux rencontres de football. De conception simple, sa mise en œuvre se heurte à plusieurs objections. J’en aborderai deux dans cet article, après avoir rappelé les faits qui ont conduit le journal britannique à la proposer.

Les jugements de blâme sur la conduite de Pepe, joueur de football du Real Madrid âgé de 33 ans, lors de la finale de la Ligue des champions le 28 mai dernier, peuvent être classés en deux catégories. La première comprend des qualificatifs relatifs à son caractère supposé : tricheur, comédien, bouffon, être méprisable (1), qui s’ajoutent à ceux qu’on lui avait attribués par le passé : détestable, sournois, malfaisant, déséquilibré (certains qualificatifs étant bien plus insultants que ce dernier) (2). Ces qualités de caractère ont été inférées des deux ou trois moments de la finale du 28 mai au cours desquels le joueur a simulé des blessures suite aux agressions putatives d’un adversaire. En voici un exemple : « Alors que Felipe Luis [un joueur de l’équipe adverse] vient lui donner une petite tape sur la joue pour le relever, Pepe se prend le visage à deux mains et hurle comme si on l’avait violemment frappé » (3).

La seconde catégorie comprend des commentaires centrés sur le rôle de comédien, en particulier de pantomime, que Pepe aurait assumé. Plusieurs métaphores théâtrales ont ainsi été proposées, dont celle-ci : « C’est à Milan, sur les terres de la commedia dell’arte, que [le Real Madrid] a remporté sa 11ème coupe […]. Et Pepe a fait étalage de ses talents d’acteur. » (4) On peut classer dans la même catégorie la suggestion de l’article du Guardian (sans doute le plus intéressant sur cette affaire) d’introduire une règle pour sanctionner de façon efficace les simulations des joueurs (5). Son auteur affirme qu’« il est clair que le système actuel, qui consiste à les sanctionner par des cartons jaunes, ne marche pas ». Pour dissuader les simulations, il faudrait que la sanction dépende non pas de l’acte lui-même, mais de l’intention de son auteur. Dans ce cas, précise l’article, « si l’intention de Pepe était effectivement de duper l’arbitre afin de le conduire à délivrer des cartons rouges [à ses adversaires], alors il aurait dû être sanctionné, non par un carton jaune », mais par un carton rouge – étant entendu qu’un quatrième arbitre aurait confirmé, grâce à l’utilisation de la vidéo, qu’il n’avait été victime d’aucune agression.

Si cette règle déontologique (appelée par The Guardian « règle Pepe ») était appliquée dans les rencontres de football, « quel joueur ferait semblant d’être frappé par un adversaire sachant que, 30 secondes plus tard, il recevrait un carton rouge pour simulation ? »

À première vue, la règle paraît convaincante. Sur le plan formel, au demeurant, elle n’impliquerait qu’une modification légère de l’article de la « loi 12 » de la FIFA sur les fautes et incorrections (dont fait partie le comportement antisportif), qui affirme qu’« un joueur qui tente de tromper l’arbitre en feignant une blessure ou en prétendant qu’une faute a été commise sur lui est coupable de simulation » et est passible d’un avertissement.

Nul doute qu’une augmentation de la sanction, de l’avertissement à l’exclusion, produirait des effets. Cependant, sa mise en œuvre se heurterait à des situations ambiguës, des situations dans lesquelles la séparation entre la simulation et la sincérité, entre l’acteur et la personne, serait malaisée à définir.

Dans ce cas, le bénéfice du doute profiterait au joueur dont on ne serait pas certain qu’il ait fait l’acteur ou qu’il ait vraiment subi ce qu’il prétendait avoir subi, dans l’esprit de l’article 1162 du code civil français (6).

Si bien qu’en-dehors des cas de singeries, telles que celles de Pepe lors de la finale de la ligue des champions, il risquerait d’y avoir quantité de situations où l’arbitre aurait un doute suffisant pour ne pas sanctionner la simulation.

Mais une autre objection peut être avancée. Elle a trait aux divers rôles que jouent les footballeurs. En soi, cela n’a rien d’extraordinaire. Tout professionnel assume des rôles ; du moins son rôle, au sens large, vise à répondre à une pluralité d’attentes. Dans le cas du joueur de football, ces attentes émanent en particulier de son club, de son entraîneur, de son agent, de la fédération, des instances internationales, du public, des médias, de ses partenaires, de ses adversaires.

Deux conséquences peuvent en être tirées. D’abord, lorsque nous assumons un rôle, nous sommes observés, en particulier par ceux qui ont des attentes envers nous. C’est précisément cette spécificité qui, dans le contexte d’une rencontre de football, peut être utilisée par un joueur afin de faire croire à l’arbitre – un observateur disposant du pouvoir d’influencer le cours d’une rencontre – qu’il a été victime d’une agression.

On comprend pourquoi The Guardian a proposé la « règle Pepe » : il s’agit d’accroître le pouvoir d’observation des arbitres sur les joueurs afin que ceux-ci soient découragés de l’utiliser au profit de leur équipe.

La deuxième conséquence peut constituer une objection à la règle proposée par le Guardian. Le fait même d’assumer quantité de rôles (ou quantité de sous-rôles) peut favoriser la pratique du jeu d’acteur. C’est-à-dire qu’il permet à des gens qui n’ont rien d’acteurs professionnels de développer leur aptitude à jouer des rôles. On pourrait considérer que « l’aptitude à jouer des rôles » devrait ici être remplacée par « l’aptitude à s’adapter à des situations ».

Mais le concept de situation est partie prenante du concept de rôle, comme il ressort de la définition d’un rôle qui a été proposée par la psychologue sociale Anne-Marie Rocheblave-Spenlé : « Au niveau intersubjectif, le rôle figure des conduites ou des modèles de conduite réciproque dans des processus d’interaction, répondant aux expectations d’autrui et relatifs à des situations déterminées » (7). L’objection peut être formulée ainsi. La « règle Pepe » est fondée sur le contenu de l’intention de celui qui simule. À la différence du joueur victime d’une agression réelle, qui, dénué d’intention, est aussi passif qu’un objet inanimé, le simulateur a une intention car il accomplit une action.

Mais quel est le contenu de cette intention ? Peut-elle viser autre chose que la recherche d’une sanction de l’adversaire ? On peut imaginer une variété de motivations : gagner du temps ; se venger d’un joueur adverse ; réaliser un pari fait avec un ami avant le match ; exécuter une facétie, un lazzi à la manière d’Arlequin.

On peut aussi imaginer une simulation quasi-intentionnelle, c’est-à-dire activée, en quelque sorte, par l’imitation d’une conduite souvent manifestée sur les terrains de football face à une « situation déterminée », pour reprendre le mot de Rocheblave-Spenlé. Dans ces cas, l’intention de la simulation ne serait pas de prendre un avantage décisif sur l’adversaire.

En tout état de cause, il appartiendrait à l’arbitre de décider de son contenu. Sauf à considérer que ce qui importe, ce qui est objet de sanction, n’est pas l’intention, mais l’acte lui-même. Dans ce cas, l’arbitre ne chercherait pas à percer l’intention de l’acte. Mais ce n’est pas ce que la « règle Pepe » propose, puisqu’elle affirme que « si l’intention est effectivement de duper l’arbitre afin de le conduire à donner des cartons rouges à ses adversaires, alors le joueur doit être sanctionné, non par un carton jaune, mais par un carton rouge ». En bref, mieux vaudrait faire abstraction de l’intention et ne considérer que la nature de l’acte.

Quels que soient les motifs du joueur qui fait semblant d’avoir été victime d’une agression, il doit être sanctionné. La justification de cette « règle Pepe modifiée » réside dans le fait qu’en simulant, il a violé un principe de fair play en son sens le plus élémentaire parce qu’il est sorti de son rôle de coopérateur et a recherché un avantage indu. Une rencontre de football, comme d’autres systèmes organisés, une entreprise par exemple, peut être vue comme un système de coopération, qui inclut aussi bien les partenaires que les adversaires. Le principe du fair play en découle.

Alain Anquetil


(1) « Real Madrid’s Pepe savaged on Twitter for despicable play-acting in CL final [Best Tweets] », 28 mai 2016.
(2) « Is Pepe The Most Despicable, Detestable Player In World Football? », 19 septembre 2011.
(3) « Real Madrid-Atlético : l’arbitre désespéré par les simulations de Pepe », RMC, 29 mai 2016.
(4) « VIDEO – Real-Atlético : quand Pepe fatigue l’arbitre avec ses simulations ».
(5) « Time to introduce the Pepe Rule after his Champions League final antics », 29 mai 2016.
(6) Il dispose que « dans le doute, la convention s’interprète contre celui qui a stipulé et en faveur de celui qui a contracté l’obligation ».
(7) A.-M. Rocheblave-Spenlé, La notion de rôle en psychologie sociale: étude historico-critique, Presses Universitaires de France, 1962. 

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