Suite de la réflexion sur les « situations extrêmes ». Le précédent billet soulignait la pertinence du mot « extrême » pour qualifier deux cas frappants de l’actualité économique discutés au début du mois de juin : l’amende de BNP Paribas et les soupçons de corruption relatifs à l’attribution de la coupe du monde de football au Qatar en 2022. Pourtant, il était peu ou pas employé. On peut avancer des raisons, ou plutôt des causes, à cette omission. L’une d’elles réside dans le fait que, comme l’écrit le philosophe Peter Sloterdijk, notre mode contemporain de traitement des problèmes est fondé sur une « pensée des situations moyennes », non sur une pensée des situations extrêmes ou des « grandes circonstances » (1). En dépit de la « séduction qu’exerce tout ce qui est extrême », l’esprit de notre temps tendrait, selon lui, à rabattre toute situation problématique, extrême ou non, sur un état moyen ou normalisé. Cette forme d’euphémisation mérite un bref examen.
Dans le billet précédent, je faisais surtout référence à des situations « normales », c’est-à-dire des situations dans lesquelles les personnes disposent de repères leur permettant de s’orienter et d’agir. À propos de l’intéressante expression « dédramatiser la situation », qui a été utilisée dans l’affaire de la coupe du monde de football 2022, je soulignais le fait qu’elle témoignait du souci de normaliser une situation problématique – car indéfinie, incertaine, ambiguë, risquée, dangereuse… Avant de traiter des situations extrêmes, il est utile de dire un mot du concept de « situation ».
Selon une définition générale, une situation est « l’ensemble des circonstances dans lesquelles une personne se trouve, des relations qui l’unissent à son milieu » (2). Ces circonstances et relations ont une dimension objective – à l’inverse du « contexte », qui, de façon grossière, peut être considéré comme une construction mentale, i.e. la « contrepartie subjective de la situation » (3). Cependant, du point de vue du sujet, les caractéristiques d’une situation normales (ses circonstances et relations) peuvent être associées à des normes de comportement. Ainsi, une situation normale, disons Sn, peut être définie par un ensemble de circonstances ci et de relations ri tel que, placée dans Sn, une personne identifiera les normes applicables dans Sn (4). Ainsi, pris dans une certaine situation de vente ou de négociation, le responsable commercial d’une entreprise identifiera des éléments caractéristiques de la corruption. Il pourra donc la qualifier sans ambiguïté de « situation de corruption » et y associer les normes de conduite appropriées, par exemple la norme exigeant de refuser la corruption et des normes concrètes de mise en application.
Une situation peut être « objectivement indéfinie », c’est-à-dire ne présenter « aucune base de comparaison, aucun cadre externe de référence », aucune norme directement activable (5). Ce qui signifie que, face à une telle situation, un sujet identifie des caractéristiques ci et ri sans y associer de normes de comportement. De fameuses expériences de psychologie sociale ont montré qu’en dépit de ce caractère indéfini, les sujets mettaient en œuvre un processus cognitif de normalisation. Comme le dit Ewa Drozda-Senkowska, « ils finissent par établir des repères » (6).
Les situations extrêmes sont-elles des situations indéfinies ? La définition d’une situation extrême montre qu’elle ne se réduit pas à une situation indéfinie, même si elle peut en partager certaines caractéristiques.
L’expression a été utilisée par le psychanalyste Bruno Bettelheim dans un chapitre de son ouvrage Survivre, publié en 1979. Bettelheim fut déporté aux camps de concentration de Dachau et Buchenwald de mai 1938 à avril 1939. Après sa libération, il émigra aux États-Unis. Il a forgé le concept de « situation extrême » sur l’arrière-plan de son expérience des camps.
Dans Survivre, il affirme que « nous nous trouvons dans une situation extrême quand nous sommes soudain catapultés dans un ensemble de conditions de vie où nos valeurs et nos mécanismes d’adaptation ne fonctionnent plus et où certains d’entre eux mettent même en danger la vie qu’ils étaient censés protéger. Nous sommes alors dépouillés de tout système défensif, et nous touchons le fond ; nous devons nous forger un nouvel ensemble d’attitudes, de valeurs et de façons de vivre selon ce qu’exige la nouvelle situation » (7). Danièle Lévy précise que « dans cette situation extrême qu’est le camp de concentration, non seulement les repères habituels et les traits de personnalité n’ont plus cours, mais encore ils s’avèrent le plus souvent dangereux : d’où l’opportunité de les tenir à l’écart. Mais à condition que cette mise en réserve soit momentanée, car renoncer à soi-même, c’est se laisser envahir par la réalité abjecte du camp et devenir un déchet misérable, voué à la mort, certes, mais ayant accepté sa déchéance » (8).
On comprend qu’en ce sens, une situation extrême soit autre chose qu’une situation indéfinie. Dans une situation extrême, la survie, l’identité et l’intégrité de la personne, ses valeurs mais aussi sa dignité sont toutes ensemble mises en cause, renversées ou annihilées. Les mécanismes de défense qui sont activés dans les situations normales ne sont plus pertinents. Il semble en résulter qu’une situation extrême est un type spécifique de situation qui, en dehors des aspects formels (les ci, les ri et les normes), n’est pas une situation normale portée à l’extrême, mais une situation d’un genre particulier. On a même pu supposer qu’elle s’accompagnait d’une morale spéciale, non réductible à la morale ordinaire – une hypothèse qui sera discutée dans le prochain billet.
On pourrait considérer que la définition de Bettelheim suffit à expliquer pourquoi l’expression « situation extrême », voire, dans certains usages, l’adjectif « extrême » considéré isolément, est souvent cantonnée à des cas spécifiques – des cas de domination totalitaire, d’arbitraire, de terreur, de cruauté et de survie. Pourtant l’expression est parfois utilisée en-dehors de son domaine d’origine. L’économiste Joseph Stiglitz affirmait ainsi à l’Agefi.fr le 6 juin 2014 : « Il est clair que nous ne sommes pas dans la situation extrême que nous avons connue lors de la crise [financière] de 2007-2008. »
Et dans l’article « Situations extrêmes » du Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Tzvetan Todorov souligne que le sens de l’expression, dû à Bettelheim, a été étendu par l’usage jusqu’à inclure « d’autres situations exceptionnelles, consécutives à des catastrophes naturelles ou mécaniques, à des prises d’otages ou des enfermements dans des conditions particulières inhumaines » (9).
En dépit de ces commentaires, le nombre d’occurrences de l’expression « situation extrême » apparaît limité, peut être en raison d’une tendance décrite par Peter Sloterdijk : celle consistant à ramener toute situation, ou tout problème, à une « situation moyenne » (1). Selon Sloterdijk, elle est caractéristique de notre époque postmoderne, mais aussi du fonctionnement démocratique « qui implique en soi la culture des situations moyennes », enfin de l’effet des « mythes et rituels de la communication, de la consommation, de la rentabilité accrue et de la mobilité – un nouvel Eldorado des situations moyennes ». La pensée des situations moyennes est une pensée du juste milieu, de la modération, mais aussi de l’irrésolution (on n’est « jamais forcé de trancher entre le bien et le mal ») et de la médiocrité. Ce qui ne signifie nullement qu’il n’existe pas, dans les mondes démocratiques actuels, des situations objectivement extrêmes. Cela signifie plutôt que l’esprit contemporain tend (dans une certaine mesure) à euphémiser les situations (10) – ou, pour le dire dans un langage adapté à la pensée des situations moyennes, à les « dédramatiser ».
Alain Anquetil
(1) P. Sloterdijk, Die Domestikation des Seins, tr. fse. O. Mannoni, La domestication de l’être, Paris, Éditions Mille et une Nuits, 2000.
(2) Dictionnaire historique de la langue française Le Robert.
(3) Selon Daniel Andler, dans « The normativity of context », Philosophical Studies,100, 2000, p. 273-303.
(4) Les traits de la situation peuvent être difficiles à dénombrer, mais il est probable qu’ils sont en nombre fini (autrement dit, l’indice i va de 1 à n). Par ailleurs, une situation peut contenir des caractéristiques liées à ses possibilités d’évolution. Je ne traite pas de ce cas ici. J’omets également les buts et attentes que le sujet projette sur la situation : ils entrent en ligne de compte dans le contexte qu’il construit à partir de la situation.
(5) E. Drozda-Senkowska, Psychologie sociale expérimentale, Paris, Armand Colin, 1999. Ewa Drozda-Senkowska fait référence à l’étude réalisée par Muzafer Sherif en 1936 sur l’effet autocinétique.
(6) Ibid.
(7) B. Bettelheim, « La schizophrénie en tant que réaction à des situations extrêmes », in Survivre, Paris, Robert Laffont, 1979 (tr. fse. de Surviving and Other Essays, New York, Knopf). La citation est issue de D. Lévy, « Introduction », in B. Bettelheim, Parents et enfants, Paris, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1995.
(8) Ibid.
(9) T. Todorov, « Situations extrêmes », in M. Canto-Sperber, Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, Paris, PUF, 1997.
(10) Sur les procédures d’atténuation descriptive ou d’« euphémisation », voir le billet « Le pouvoir explicatif du concept de désengagement moral », 7 mai 2012.