Le 18 novembre dernier, la responsable de la conformité (compliance officer) d’un fonds spéculatif, Mme S. J., a été sanctionnée par l’autorité britannique de régulation des activités financières. Faute de s’être opposée à des manœuvres suspectes commises par l’un des employés du fonds et d’avoir alerté l’autorité de régulation, elle a été jugée inapte à remplir tout rôle de responsable de la conformité et condamnée à payer une amende de 14.000 livres sterling. L’explication principale des manquements de Mme S. J. concerne la manière dont elle concevait son propre rôle professionnel. Une explication singulière si l’on considère les qualifications professionnelles que les responsables de la conformité dans le secteur financier sont censés posséder.
1. Description du cas
Les faits se sont produits entre octobre 2008 et février 2009 (1). Un employé du fonds britannique spéculatif (hedge fund) DDCM, au sein duquel Mme S. J. était responsable de la conformité, a dissimulé des pertes importantes (représentant environ 85% des actifs du fonds) relatives à une opération financière douteuse. Il les a notamment dissimulées à deux investisseurs institutionnels. Il a en outre masqué des éléments qui auraient mis en exergue le caractère suspect de l’opération – en particulier l’incertitude sur l’existence effective d’un actif sous-jacent, le risque élevé de contrepartie et le fait que le prestataire de services de courtage (prime broker dealer) avait résilié son contrat en raison de l’opacité de l’instrument financier en question.
À sa section 46, le compte-rendu détaillé du jugement de la FSA (Financial Services Authority), l’autorité indépendante de régulation financière du Royaume-Uni, propose une description instructive de ces éléments douteux tels qu’ils avaient été perçus par l’un des deux investisseurs institutionnels, l’investisseur B :
« 46.1. les domiciliations des entreprises concernées [l’émetteur du titre et le garant] étaient inhabituelles ; en outre, ces entreprises n’étaient pas connues et semblaient même « opaques », l’investisseur B n’ayant pas été en mesure d’identifier le garant ;
46.2. le titre était un actif financier très atypique, dont certaines caractéristiques apparaissaient inhabituelles ;
46.3. la documentation était imprécise ;
46.4. les opérateurs n’étaient pas nommément désignés. »
Les adjectifs employés dans la citation (« inhabituel », « opaque », « atypique », « imprécis ») sont significatifs. Chacun constitue un signal d’alerte particulier qui n’avait pas échappé à l’investisseur B. Pourtant, la responsable de la conformité de DDCM ne semble pas avoir perçu ces signaux. Du moins ne semble-t-elle pas avoir évalué leur importance. Le compte-rendu du jugement affirme qu’elle aurait dû, en raison de sa mission de contrôle, les percevoir et les évaluer :
« 56. Dans le cadre de son rôle, si Mme S. J. avait des doutes sur le fait que la firme ne respectait pas les obligations réglementaires, elle devait prendre des mesures pour s’assurer que ces doutes faisaient l’objet d’une enquête, pour s’assurer de leur légitimité et pour agir de façon appropriée. »
2. L’explication par le mauvais climat éthique
Les reproches adressés à Mme S. J. n’entrent pas dans la catégorie des comportements non éthiques ayant la malhonnêteté pour origine. Le compte-rendu du jugement ne comprend aucun commentaire soulevant la question de son immoralité. On y trouve en revanche une description des processus de décision au sein du fonds DDCM, spécialement dans le contexte des relations avec deux investisseurs institutionnels.
Ainsi, l’employé du fonds, auteur des dissimulations et d’autres manœuvres douteuses, semble avoir joué le premier rôle. La responsable de la conformité, Mme S. J., n’avait apparemment que peu d’influence sur ses activités. Par exemple, l’un des investisseurs institutionnels, l’investisseur A, était essentiellement en relation avec l’employé du fonds, même si Mme S. J. était mise en copie des nombreux messages électroniques dans lesquels il exprimait ses inquiétudes.
Ce contexte suggère l’hypothèse que le climat éthique régnant au sein du fonds spéculatif ait pu contrarier l’action de la responsable de la conformité. Dans un article du Journal of Business Ethics portant sur le rôle du responsable éthique au sein de l’entreprise, Henry Adobor développait deux points pertinents pour réfléchir à un cas tel que celui de Mme S. J. (2). Il affirmait d’abord que « la probabilité qu’un responsable de l’éthique agisse efficacement est proportionnelle au niveau du climat éthique de la firme. Ainsi, plus le niveau du climat éthique est élevé [c’est-à-dire plus la culture de la firme est éthique], plus le rôle du responsable de l’éthique est efficace ». Adobor présentait également quatre types de conflits de rôle qu’un responsable de l’éthique pouvait connaître dans l’exercice de sa fonction. L’un d’eux provient du fait que le responsable éthique doit souvent traiter des demandes incompatibles provenant de différentes parties prenantes.
On peut supposer que le climat éthique du fonds où Mme S. J. exerçait la fonction de responsable de la conformité avait un niveau éthique faible et que cet état de fait supposé a influencé la manière dont elle a résolu les conflits de rôle auxquels elle était confrontée. Ainsi, face aux demandes émanant de son collègue (l’employé responsable des manœuvres de dissimulation), des clients (notamment les deux investisseurs institutionnels) et de l’autorité de régulation (la FSA), elle aurait donné priorité aux demandes de son collègue à cause du climat éthique de son organisation.
Mais c’est une hypothèse critiquable. L’une des raisons est que la sensibilité d’un responsable de la conformité au climat éthique de son organisation et son rôle dans la constitution d’une culture éthique ont été envisagés, discutés et traités dans la littérature professionnelle et académique – et pris en compte par la réglementation. Dans le domaine professionnel et académique, l’accent a été mis sur la définition des missions et le positionnement hiérarchique du responsable de la conformité. Celui-ci doit en effet contrôler les activités financières, mais aussi conseiller les acteurs des services opérationnels de son organisation et favoriser le développement d’une culture de la conformité. Il doit également exercer ses missions en toute indépendance comme le souligne, dans le cas français, l’article 313-2 du règlement de l’AMF (Autorité des Marchés Financiers), qui affirme que « le prestataire de services d’investissement établit et maintient opérationnelle une fonction de conformité efficace exercée de manière indépendante ».
3. L’explication par la mauvaise appropriation de son propre rôle
Le compte-rendu du jugement mentionne un fait anecdotique : Mme S. J. est revenue de son voyage de noces le 17 novembre 2008. Il est bien sûr difficile de mesurer l’importance (psychologique et pratique) de ce fait privé et ses conséquences éventuelles sur la façon dont Mme S.J. a rempli sa fonction. Cependant, c’est un autre fait psychologique qui a été invoqué par la FSA pour expliquer les manquements de Mme S. J. à ses missions. Il concerne sa supposée mauvaise conception ou appropriation de son propre rôle de responsable de la conformité.
Selon l’un des directeurs de la FSA, les manquements de Mme S. J. proviennent du fait qu’elle n’a pas « mis en question le comportement de l’un de ses collègues et qu’elle n’a pas enquêté sur les informations qu’elle avait reçues, ni agi sur la base de ces informations ». Point essentiel, il ajoute que « Mme S. J. avait une vision bien trop étroite de son rôle de responsable de la conformité. Elle n’a pas compris l’importance de ce rôle et les obligations fondamentales, d’ordre réglementaire, qu’un tel rôle implique ». En particulier, elle n’avait pas fait l’effort de comprendre la nature de l’opération suspecte, elle croyait à tort que les doutes relatifs à cette opération étaient traités par un conseil juridique extérieur et elle n’a pris aucune mesure pour enquêter ou alerter les autorités conformément aux obligations liées à sa fonction. On peut compléter ce constat en remarquant que Mme S. J. n’a pas suffisamment pris en compte les intérêts des clients du fonds. Par exemple, elle pensait que l’investisseur A, qui était (à juste titre) inquiet, était en fait « nerveux », et elle refusa par principe de participer à une conférence téléphonique qu’il sollicitait en vue d’obtenir des éclaircissements.
L’explication par la mauvaise appropriation de son propre rôle, avancée par la FSA, est singulière. Car le dispositif réglementaire britannique prévoit qu’avant d’entrer en fonction, un responsable de la conformité soit jugé apte à l’assumer – qu’il soit une « fit and proper person ». En France, il est nécessairement titulaire d’une carte professionnelle. Celle-ci est délivrée par l’AMF après un examen permettant de s’assurer « de l’honorabilité de la personne physique concernée, de sa connaissance des obligations professionnelles et de son aptitude à exercer les fonctions de responsable de la conformité » (art. 313-39). Dans le cas de Mme S. J., le compte-rendu du jugement indiquait précisément qu’elle n’était plus une « fit and proper person », c’est-à-dire une personne apte à remplir une fonction de responsable de la conformité.
Il y a deux manières d’évaluer l’explication par la mauvaise appropriation de son propre rôle. La première revient à juger que cette explication n’explique rien du tout. Elle ne ferait que redécrire le cas en termes réglementaires, ou constituerait une explication par défaut. La seconde évaluation est de considérer que la croyance relative à son propre rôle a un effet sur la manière de le remplir. Cette seconde manière de voir n’est pas sans difficultés, mais elle mérite réflexion car elle soulève la question du rapport entre le caractère d’une personne et le rôle professionnel qu’elle doit assumer. Une question qui se trouve joliment résumée dans l’expression anglaise « fit and proper person ».
Alain Anquetil
(1) Cette affaire a été annoncée sur le site Éthique des Organisations Consultant.
(2) Dans l’article, le rôle de responsable de l’éthique inclut la fonction de conformité. H. Adobor , « Exploring the role performance of corporate ethics officers », Journal of Business Ethics, 69, 2006, p. 57-75.