Le texte présenté dans le premier article sur les « types de problèmes posés par l’énergie nucléaire » ne soulevait pas que des questions relatives aux avantages (y compris pour la sûreté, selon ses auteurs) d’un marché libre de l’énergie nucléaire. Il suggérait, très indirectement il est vrai, que la complexité des questions posées par l’énergie nucléaire civile invite à procéder à une catégorisation. Il ne s’agit pas seulement de réduire la complexité mais de l’appréhender de façon adéquate. C’est là l’argument de King, dont l’article s’intitule « Apprendre à résoudre les problèmes appropriés ».

King (1993) s’intéresse à la manière adéquate d’apprécier « la sûreté de systèmes complexes tels que des centrales nucléaires » (1). Cette appréciation alimente bien sûr les débats entre les partisans et les opposants de l’énergie nucléaire. Dès le début de son article, King procède à une division par niveaux. Car le débat sur la sûreté ne concerne pas seulement les probabilités d’occurrence d’un accident nucléaire. Il peut aussi intégrer les besoins énergétiques de la population et « ce qui constitue une vie bonne » en général. Mais cette division par niveaux, qui est déjà source de malentendus et de confusions, ne suffit pas à caractériser les problèmes posés par l’énergie atomique.

A quel type de problème a-t-on affaire ? Telle est la question à laquelle l’article de King s’efforce de répondre. Son analyse est structurée par une typologie qu’il a dégagée à partir de la littérature, spécialement celle de la systémique : problèmes simples (tame problems), problèmes pernicieux (wicked problems) et « systèmes dynamiques de problèmes » (messes, selon Ackoff) (2).

De façon schématique, un problème simple (tame) peut être décrit aisément, est indépendant d’autres problèmes et possède une solution unique. Il est en outre aisé de parvenir à un consensus sur sa résolution. Par contraste, il est difficile de décrire un problème méchant ou pernicieux (wicked) car sa description dépend de l’ensemble des solutions possibles, si bien que, comme le disent Rittel et Webber (1973), « la compréhension d’un problème et sa résolution sont concomitants » (3). En outre, cette résolution suppose une compréhension du contexte, elle présente un caractère global parce qu’elle intègre différents aspects du problème et rend intrinsèquement difficile la recherche d’un consensus.

A cette dichotomie, King ajoute ces ensembles confus et désordonnés de problèmes que sont les messes (4). Ce sont des « systèmes de problèmes » dont chacun ne peut être résolu séparément des autres. Pour y parvenir, il faut mettre en œuvre des méthodes d’analyse systémiques qui ont un caractère interdisciplinaire.

Pour King, les problèmes pernicieux sont plus sérieux que les « systèmes de problèmes » ou messes. Il affirme d’abord que « l’énergie nucléaire est un système de problèmes » au sens d’Ackoff (« Nuclear power is a mess »). En aucun cas les approches « traditionnelles » fondées sur des évaluations probabilistes des risques ne peuvent résoudre des situations caractérisées par des événements « inconnus ou qui n’ont pas été imaginés » (King cite à cet égard des « facteurs externes » tels que les incendies et les tremblements de terre). C’est lors de la conception du système que doit être appréciée sa capacité à produire des effets imprévus et irréversibles. Ceci suppose par exemple de concevoir des indicateurs appropriés (des « indicators of latent failures »).

Mais l’énergie nucléaire devient un « problème pernicieux » (« Nuclear power is a wicked problem ») s’il n’existe aucun consensus social sur, par exemple, les besoins énergétiques de la population ou l’importance pratique à accorder à la préservation de l’environnement. Lorsque la société comprend des groupes ayant des conceptions divergentes sur ces questions, l’énergie nucléaire ne doit pas être considérée comme un mess mais comme un « problème pernicieux », c’est-à-dire « un problème qui n’a pas de solution » et implique une « perte de repères ».

Seul ce genre de conceptualisation permet de traiter collectivement de la question posée. Elle permet de restaurer un climat de confiance entre les groupes d’opinions différentes en cherchant un terrain d’entente. Pour le montrer, King imagine ce qui résulterait d’un huis-clos entre un défenseur et un adversaire de l’énergie nucléaire (qu’il désigne nommément : il s’agit de Julian Simon et d’Ivan Illich). Ils dialogueraient, penseraient ensemble, remettraient en cause leurs hypothèses fondamentales, y compris celles qui ont une portée sociale et culturelle. Ils réaliseraient que ce qu’ils ont en commun compte plus que leurs différences.

C’est au fond par un argument psychologique que King conclut sur la manière de résoudre un « problème pernicieux » (wicked) tel que celui de l’énergie nucléaire. Deux fois il emploie le mot « sagesse ». En dépit du scepticisme, voire des sarcasmes, que peut susciter la référence à cette vertu, elle n’est pas à prendre à la légère. Elle constituera l’un des sujets d’un prochain billet.

Alain Anquetil

(1) King, J.B., « Learning to solve the right problems: The case of nuclear power in America » Journal of Business Ethics, 12, 1993, p. 105-116.

(2) Ackoff, R.L., « The Art and Science of Mess Management », Interfaces, 11(1),1981, p. 20-26.

(3) Rittel, H. W. J. & Webber, M.M., « Dilemmas in a General Theory of Planning », Policy Sciences ,4 ,1973, p. 155-169.

 

(4) J’emploie « ensemble » dans un sens relâché, sans le rendre équivalent au concept de « système ». Cf. l’article « Système » de Le Moigne, dans le Dictionnaire d’histoire et de philosophie des sciences (dirigé par D. Lecourt, PUF, 4ème éd. 2006).

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