Suite du précédent billet. Il décrivait les faits relatifs au vol 3411 de United Airlines au début duquel, alors que l’avion était encore au sol, un passager avait été expulsé pour cause de surréservation, après une procédure de tirage au sort. Vivement critiquée, la compagnie United Airlines s’est excusée à plusieurs reprises. Le présent billet propose quelques éléments d’analyse de ce cas. Ils sont issus de l’approche des parties prenantes et intègrent les raisonnements contrefactuels qui ont été faits par différents observateurs. La première section discute de l’évaluation des intérêts des parties prenantes, la seconde de l’importance des contrefactuels dans le cas d’espèce, et la troisième conclut la discussion.
1.
Evaluation des intérêts des parties prenantes
Les idées clés de la théorie des parties prenantes sont l’attention accordée aux parties prenantes et le souci d’équilibrer leurs intérêts dans toutes les situations de choix auxquelles un décideur peut être confronté. Encore faut-il, bien entendu, identifier ces intérêts, évaluer leur valeur intrinsèque (« intrinsèque » signifiant ici : indépendant des intérêts de l’entreprise) et disposer d’une procédure de hiérarchisation des intérêts en jeu.
L’article souvent cité de Ronald Mitchell, Bradley Agle et Donna Wood, publié en 1997, discute de ce qu’ils considèrent comme les trois « attributs » essentiels d’une partie prenante dans une situation donnée : l’urgence de ses revendications, leur légitimité et le pouvoir qu’elle peut exercer (1). Les huit combinaisons possibles de ces critères (par exemple « urgence – légitimité – pouvoir », « urgence – légitimité », « pouvoir », absence d’un critère) permettent de procéder à une catégorisation et à anticiper le comportement de chaque type de partie prenante.
La conduite de l’équipage du vol 3411 de United Airlines suggère qu’il estimait que si le passager expulsé avait des revendications légitimes – comme les autres passagers, il prenait l’avion pour une raison,– elles n’ont pas été jugées urgentes et émanant d’une entité ayant du pouvoir, c’est-à-dire, selon les termes des auteurs, disposant de « la capacité d’agir pour chercher à les satisfaire ». Le fait que ce passager (un médecin) ait eu rendez-vous avec des patients le lendemain ne conférait pas, du point de vue de la compagnie, une plus grande légitimité à ses intérêts.
Cependant, la procédure mise en œuvre pour sélectionner les passagers devant quitter l’avion ne prenait pas en compte la nature de leurs raisons singulières. Sa mise en œuvre conduisait à neutraliser le critère de légitimité en considérant que chaque passager avait de fait une raison de s’y trouver.
De surcroît, évaluer ces raisons aurait supposé un travail considérable. Il aurait fallu interroger chaque passager et peser ses raisons de prendre cet avion – ce qui toutefois aurait été une manière adéquate d’évaluer le critère de légitimité. Pour éviter cet inconvénient, la raison du passager exclu aurait pu être soumise à l’appréciation des autres passagers, d’autant plus que ce passager estimait que les compensations qui lui étaient accordées ne surpassaient pas sa raison de prendre l’avion. Ainsi, un passager au moins aurait pu juger que les raisons du passager expulsé étaient supérieures aux siennes et proposer de quitter l’avion à sa place (2). Ajoutons que, dans le cas d’espèce, ni la famille du passager ni ses patients n’ont été considérés comme des parties prenantes alors que les uns et les autres (notamment les patients) auraient pu avoir des raisons légitimes, autrement dit des intérêts à défendre dans la situation.
Qu’en est-il des autres parties prenantes ?
L’équipage en transit au bénéfice duquel quatre passagers ont dû quitter l’avion (dont le passager expulsé) a pu se voir attribuer implicitement les trois critères – légitimité, urgence et pouvoir,– étant entendu que l’évaluation de leurs intérêts supposait de considérer des « raisons de service », derrière lesquelles se trouvaient les intérêts de la compagnie aérienne.
Nous avons vu que les autres passagers de l’avion disposaient d’une légitimité égale par principe à celle du passager expulsé avant la mise en œuvre de la procédure de tirage au sort. Après la procédure, leur légitimité individuelle devenait supérieure à celle du passager expulsé, et il va de soi que la légitimité des passagers considérés cette fois comme une entité collective la surpassait également.
Ce que ces développements suggèrent, c’est que la procédure de tirage au sort utilisée pour identifier les passagers devant quitter le vol 3411 de United Airlines bloquait l’application de la méthode de Mitchell, Agle et Wood. On peut interpréter les dernières excuses d’United Airlines – celles du jeudi 13 avril (cf. le billet précédent) – comme une réponse à cette situation. Les deux phrases de son directeur général :
« Nous allons revoir et améliorer nos programmes de formation pour garantir que nos employés soient préparés et en mesure de donner la priorité à nos clients. Ce ne sont pas seulement les procédures qui guideront nos actions, mais nos valeurs. »
peuvent être comprises, sinon comme le passage d’une vision instrumentale à une vision normative de l’approche des parties prenantes (3), du moins comme une meilleure appréciation de l’intérêt éclairé d’United Airlines, qui est de « [conclure] des contrats avec [ses] parties prenantes sur la base de la confiance mutuelle et de la coopération » en vue d’obtenir un « avantage compétitif sur les firmes qui ne procèdent pas de cette façon » (4).
2.
Rôle des contrefactuels
Abordons maintenant la manière dont le raisonnement contrefactuel est intervenu dans cette affaire.
Un énoncé contrefactuel est une proposition conditionnelle de type « si… alors… » qui suppose la fausseté de l’antécédent (la phrase suivant le « si »). Par exemple, l’énoncé :
« Si la police n’était pas intervenue, le passager n’aurait pas été traîné dans le couloir de l’avion »
est un énoncé conditionnel contrefactuel : l’antécédent est faux (dans la réalité, la police est intervenue), de même que le conséquent (le passager a été traîné dans le couloir de l’avion).
Le raisonnement contrefactuel est utilisé dans la vie courante, notamment lorsque l’on examine ou discute de la causalité d’un événement. Dans le cas du vol 3411 de United Airlines, deux types de scénarios contrefactuels ont été élaborés, le premier portant sur la conduite du directeur général de la compagnie, le second sur l’origine du passager expulsé.
Dans un billet du 10 avril 2017, un blogueur a pris la défense du directeur général d’United Airlines dont la note au personnel, diffusée le même jour, avait fait l’objet de critiques (5). Le directeur général rassurait le personnel en exprimant son soutien, mettant apparemment au second plan les intérêts du passager expulsé. Selon le blogueur, il n’avait d’autre choix que de prendre cette position : « le ton de la lettre est exactement celui que j’attendais », affirme-t-il. Il justifie cette affirmation à l’aide de deux propositions contrefactuelles :
(a) « Si [le directeur général] n’avait pas dit : ‘Je soutiens avec force chacun d’entre vous’, ses ‘troupes’ auraient considéré qu’il les désavouait. »
(b) « S’il avait insisté sur les violences physiques subies par le passager expulsé plutôt que sur les injures que ce dernier avait lancé sur les employés de United, il aurait dû faire face aux employés, qui auraient douté de son soutien. »
Le second type de raisonnement contrefactuel est dû à un autre blogueur qui a considéré le cas du passager expulsé sous un angle discriminatoire (6). Il a imaginé ce qui serait advenu si le passager n’avait pas été d’origine vietnamienne :
(c) « Si ce passager ‘désigné au hasard’ avait été une femme blonde à la peau blanche, et qu’elle avait refusé de quitter son siège, il n’y aurait eu absolument aucune chance pour que ces flics la traînent (…) en sang à l’extérieur. Ce genre d’indignité est manifestement réservé aux médecins asiatiques de 69 ans. »
Si les propositions (a), (b) et (c) semblent vraies (en dépit de la fausseté des antécédents et des conséquents qui les composent), c’est parce que des « lois » s’ajoutent aux antécédents pour entraîner logiquement les conséquents (7). Ces lois ont ici une nature psychologique et elles incorporent, dans le cas de (c), des normes sociales et des stéréotypes. Même si elles ne sont pas explicitées par les deux blogueurs, ces lois sont supposées, de même qu’est supposé le fait qu’elles sont pertinentes dans les circonstances propres au vol 3411 de United Airlines.
3.
Conclusion
En quoi ces considérations sur les contrefactuels permettent-elles d’enrichir l’application de l’approche des parties prenantes dans le cas en question ? La réponse concerne la hiérarchisation des intérêts et l’évaluation de la légitimité des raisons du passager expulsé.
Les énoncés contrefactuels (a) et (b) ont une dimension explicative. Ils éclairent le fait que, dans sa note aux employés du 10 avril 2017, le directeur général de la compagnie aérienne ait placé leur intérêt au-dessus de l’intérêt du passager expulsé. L’explication se réfère implicitement à des « lois » relatives au comportement humain au sein des organisations. Elle nourrit le critère de légitimité de Mitchell, Agle et Wood car les contrefactuels (a) et (b) donnent un poids accru à la légitimité des intérêts des employés.
L’énoncé contrefactuel (c) nourrit de son côté la légitimité des revendications du passager expulsé. Bien sûr, il était possible, sans passer par un contrefactuel, de noter que ce passager était d’origine asiatique – ce qui a été fait, naturellement. Mais formuler un énoncé contrefactuel mettant en scène une « femme blonde à la peau blanche » et en tirer une conséquence étayée par des « lois » permettant de conclure qu’une telle personne n’aurait pas été évacuée de l’avion de la même façon fait cette fois pencher la balance du côté du passager expulsé.
L’élaboration de scénarios contrefactuels permet d’approfondir l’analyse des intérêts des parties prenantes. Mais elle est aussi compatible avec les idées centrales de la théorie qui ont été rappelées à la première section – souci des parties prenantes et équilibre de leurs intérêts. Il apparaît que, dans le cas examiné, la discussion permise par les contrefactuels (a) (b) (c) contribue à mettre ces idées en pratique.
Alain Anquetil
(1) R. K. Mitchell, B. R. Agle et D. J. Wood, « Toward a theory of stakeholder identification and salience: Defining the principle of who and what reality counts », Academy of Management Review, 22(4), 1997, p. 853-886.
(2) On peut aussi imaginer des cas dans lesquels la raison d’un passager désigné pour quitter l’avion en surréservation aurait pu être considérée comme prioritaire du point de vue de toute personne raisonnable.
(3) La dimension normative de la théorie des parties prenantes se réfère aux fondements philosophiques, en particulier moraux, de l’attention portée par la firme aux intérêts de ses partenaires. Ces intérêts ont une valeur intrinsèque qui est indépendante des intérêts de la firme (cf. T. Donaldson et L. E. Preston, « The stakeholder theory of the corporation: Concepts, evidence, and implications », Academy of Management Review, 20(1), 1995 p. 65-91).
(4) T. M. Jones, « Instrumental stakeholder theory: A synthesis of ethics and economics », Academy of Management Review, 20(2), 1995, p. 404-437, tr. A. Anquetil, Qu’est-ce que l’éthique des affaires ?, Paris, Vrin, 2008.
(5) « I’ll Defend Oscar’s Note to United Employees on Flight 3411 », BoardingArea, 10 avril 2017.
(6) « The absolute worst way to handle an “overbooked” flight », Blog Angryasianman, 10 avril 2017, cité par « Le scandale d’United Airlines est-il (aussi) un incident raciste ? », Un blog de la rédaction – Le Monde, avril 2017.
(7) Je me réfère ici succinctement à une approche déductive nomologique des conditions de vérité d’un énoncé contrefactuel. Voir Philippe Lacour, « Pourquoi cela est-il arrivé ? L’explication causale de l’événement chez Paul Ricœur », Methodos [En ligne], 17 | 2017, mis en ligne le 23 mars 2017. URL : http://methodos.revues.org.inshs.bib.cnrs.fr/4810.
[cite]