L’entreprise des frères Disney, née après la naissance des grands studios hollywoodiens, aurait pu péricliter cent fois. Pionnier du merchandising et des parcs franchisés, Mickey est devenu peu à peu le Picsou des majors de l’industrie.
Après bien des déboires économiques au début de sa carrière dans l’animation, Walt Elias Disney rejoint son frère Roy Oliver dans l’antre du rêve américain, Hollywood. Ils fondent le 16 octobre 1923 les Disney Brothers Studios, renommés Walt Disney Productions en 1929.
Les débuts sont chaotiques pour le tandem, Walt, le créatif, et Roy, le gestionnaire. L’entreprise est soumise à des distributeurs peu scrupuleux dans un contexte où les réseaux de salles de cinéma sont intégrés aux grands studios de production et privilégient donc leurs films. Disney perd même la propriété d’un de ses premiers personnages, Oswald le lapin chanceux.
Désormais, Walt s’assurera de la propriété intellectuelle de toutes ses productions, lui permettant de préserver son autonomie créative et d’« accumuler» des imaginaires cohérents autour de l’univers du Magic Kingdom (« Royaume enchanté »). Aujourd’hui seule major fondée sur les contenus et restée indépendante, la Walt Disney Company est devenue, avec plus de 150 milliards de dollars de capitalisation boursière, l’un des plus puissants fleurons du capitalisme culturel mondial.
Arrivée du son et de la couleur
Retour à l’histoire : en 1928, avec l’aide de l’animateur UbIwerks, Walt Disney crée le personnage Mickey Mouse, dont le film « Steamboat Willie » est présenté en avant-première le 18 novembre au Colony Theater de New York. Connaissant instantanément un succès mondial, la célèbre souris devient l’emblème de la compagnie : on la retrouve dans plus de 120 épisodes tels que « The Jazz Fool» (1929), « The Picnic » (1930), « Mickey’s Polo Team » (1935) jusqu’à « Runaway Brain» (1995).
Pour renouveler les premiers succès et face à des concurrents tels que Betty Boop ou Popeye, dans un contexte troublé par la crise économique, Walt ne cesse d’innover, introduisant le son puis la couleur dans ses films. Mais c’est avec son premier long métrage d’animation que l’entreprise acquiert une position dominante dans la filière. Dès les années 1930, tandis que les courtes « Silly Symphonies » de ses studios triomphent, Walt Disney décide de produire « Blanche-Neige et les sept nains ». Avec un coût alors astronomique de 1,4 million de dollars, plus de 750 artistes sur autant de décors pour une durée de 83 minutes, l’œuvre, présentée le 21 décembre 1937 au Carthay Circle Theater d’Hollywood, fait sensation et détient pour un temps le record mondial des recettes. En 1939, elle vaut à Walt Disney un Oscar d’honneur. Plusieurs films suivront : « Pinocchio » (1940), « Fantasia » (1940), « Dumbo » (1941) et « Bambi » (1942), aujourd’hui des « classiques ». Toujours miné par le manque d’argent en dépit de ses succès d’audience, Walt Disney donne son accord pour la production de biens dérivés dès la fin des années 1920. En 1932, l’activité merchandising, constituée en division, connaît un essor exceptionnel aux États-Unis comme à l’étranger, à l’instar du « Journal de Mickey », lancé en France en 1934. Cette large diversification devient un modèle pour les autres studios. Surtout, elle joue un rôle clé dans la diffusion internationale et intergénérationnelle des imaginaires de Disney, contribuant à la diffusion mondiale de l’« american way of life», véritable cœur du soft power américain.
Des parcs à thème "vus à la télé"
Après la Seconde Guerre mondiale, Walt Disney entreprend – une fois de plus contre l’avis de ses proches–, la construction du parc à thème Disneyland, projet extrêmement coûteux : 17 millions de dollars. Et alors que Hollywood rechigne à produire pour le petit écran, la société Disney réalise dès 1954 des émissions télévisées. Dans le premier programme, intitulé « Disneyland », Walt Disney présente chaque semaine la construction du parc ainsi nommé, le popularisant avant même son inauguration ! Ouvert le 17 juillet 1955 à Anaheim, en Californie, Disneyland est une réussite tant financière que culturelle : en 1957, il a déjà reçu 10 millions de visiteurs.
FLOTTEMENT CRÉATIF ET DÉBOIRES FINANCIERS
Alors que la firme, rebaptisée « The Walt Disney Company » en 1986, était restée en retrait du mi- lieu hollywoodien, elle l’intègre et développe son activité cinématographique sous plusieurs labels : Walt Disney, Touchstone et Hollywood Pictures. Elle sort des longs métrages destinés à des publics adultes tels que « Le Cercle des poètes disparus » (1989) et « Pretty Woman » (1990), et même des films d’horreur comme « Arachnophobia » (1990). L’animation connaît un nouvel âge d’or avec « La Petite Sirène » (1989), « La Belle et la Bête » (1991) et surtout « Le Roi lion » (1994). Mais le flottement créatif fait son retour à la fin des années 1990, entraînant de nouvelles difficultés économiques. Le conglomérat a perdu de nombreux capitaux en rachetant trop vite et trop cher des sociétés comme le réseau ABC et Fox Family ; Disneyland Paris s’est révélé un désastre financier ; ayant raté le tournant de l’animation 3D, le studio d’animation est concurrencé par Pixar, DreamWorks et Blue Sky. En outre, les responsables de la firme ne semblent plus en phase avec la jeune génération. Les actionnaires réagissent. Le 30 septembre 2005, Michael Eisner doit céder sa place à Bob Iger.
Son arrivée à la tête de la compagnie signe l’avènement d’un management moins intrusif dans les activités créatives et plus diplomatique. Renouant avec Steve Jobs, le propriétaire de Pixar, il le convainc de lui vendre son studio d’animation en 2006. Se concentrant sur la constitution de franchises, Iger rachète des studios à succès : en 2009, Marvel avec ses super-héros, en 2012, Lucasfilm et ses « Star Wars », et en 2019, l’essentiel des actifs de la major 21st Century Fox. Grâce à la revitalisation de ses équipes et soucieux de maintenir la créativité, Disney connaît une expansion sans précédent et s’impose comme le studio de référence d’Hollywood. Le succès de productions telles que la saga « Captain America » ou les épisodes de « Star Wars » ainsi que de séries télévisées comme « Desperate Housewives », « Grey’s Anatomy » et « Lost » est mondial, de même pour les films d’animation, en particulier la franchise « La Reine des neiges ». Les parcs de Hong Kong et de Shanghai enregistrent une fréquentation élevée.
Sortie affaiblie de la crise du Covid bien qu’elle ait alors développé ses services de streaming avec Disney+, la compagnie est aujourd’hui confrontée aux mêmes défis que le reste du secteur audiovisuel. Les réseaux télévisés classiques, en particulier les chaînes sportives, anciennes vaches à lait de l’industrie, perdent de l’argent ; les usages des téléspectateurs ayant évolué, l’essentiel du secteur s’est concentré sur le streaming et Internet, avantageant les géants de la Silicon Valley ; ses sorties cinématographiques ne séduisent plus autant.
Aux États-Unis, dans une société en proie aux tensions culturelles, l’entreprise Disney est tiraillée entre les conservateurs, qui la jugent trop libérale, et les libéraux, qui lui reprochent d’être trop conservatrice. Elle est devenue la cible du gouverneur de Floride – où est situé Walt Disney World –, Ron DeSantis, en course pour l’investiture républicaine de l’élection de 2024, suscitant un litige judiciaire. Sur le plan international, les marchés les plus en croissance se situent en Asie, notamment en Chine, où la diffusion de contenus occidentaux n’est pas encouragée. Disney doit aussi s’adapter à des publics de cultures radicalement différentes. Or, on ne compte plus ses « bourdes », comme représenter une famille « modèle » avec deux enfants à l’époque de la politique chinoise de l’enfant unique ou montrer des enfants, parents et grands-parents s’amusant ensemble dans une société encore attachée à la hiérarchie générationnelle.
Finalement, le défi le plus important pour Disney aux États-Unis comme à l’international est bien, aujourd’hui comme hier, culturel et créatif : alors que l’audiovisuel possède un caractère intrinsèque- ment artistique, la firme n’est pas un colosse irrésistible. « Here, it is all about the money, OK? » (« Ici, tout est une question d’argent, OK ? »)
Cet article a été initialement publié dans le cadre du dossier spécial “L’Enquête - 100 ans de Disney” dans L’Humanité Magazine (n°877 du 26 octobre 2023, p. 31 à 33.).
En savoir plus
À l'occasion des 100 ans de Disney, Alexandre Bohas, professeur d’affaires internationales et expert de l’entreprise Disney, a été interviewé à plusieurs reprises. À lire ici :
- Nostalgie : pourquoi Disney veut réveiller l'enfant qui sommeille en vous - Usbek&Rica (30/10/2023, article en accès libre)
- Cinq personnages illustrant les virages stratégiques de Disney à travers les âges - Les Echos (17/10/2023, paywall)
- Mickey, la souris qui a fait de Disney un géant - La Croix (30/10/2023, paywall)
- A la conquête du monde ? - Le 1 hebdo (11/10/2023, paywall)
Alexandre Bohas a publié :
- « Disney. Un capitalisme mondial du rêve », l’Harmattan, 2010. Édition actualisée et augmentée en anglais (2016) et en chinois (2022).
- « Les Puissants à l’assaut de la culture », l’Harmattan, 2019.