Comment rendre compte du comportement des entreprises, et plus particulièrement de leur politique de gestion des ressources humaines, face à la digitalisation et la transformation numérique ?
L’objectif de ce travail exploratoire est double. D’une part, il s’agit de souligner la difficulté à saisir les enjeux de la digitalisation et son impact sur la gestion des ressources humaines. D’autre part, il s’agit de proposer une grille de lecture qui nous permet de mettre en évidence des niveaux de maturité numérique très hétérogènes selon les entreprises.
Splendeur et misère de la digitalisation…
Oscillant entre tendances récurrentes et percées significatives, notre revue de littérature rend compte des effets controversés de la digitalisation sur la gestion des ressources humaines (GRH). Vague silencieuse[1] aux effets incertains, voire paradoxaux[2], alternant aliénation et émancipation[3], évolution et révolution[4], nombre de recherches montrent que les salariés ne sont pas égaux face aux répercussions de la numérisation, et que celle-ci intervient de façon ambivalente tant sur le bien-être que sur la satisfaction au travail.
Elle peut être pourvoyeuse de sens, tout autant qu’en amener la perte[5]. Qu’il s’agisse des cadres[6], des ingénieurs[7] ou des opérateurs de production[8], il apparaît que la nature de l’effet de la numérisation et son évaluation positive ou négative sur le rapport au travail sont fonction des modes d’accès à la technologie ou encore des trajectoires professionnelles des individus.
À l’instar de Valenduc et Vendramin[2], force est de constater que les effets de la digitalisation sur la relation d’emploi sont médiatisés par l’organisation du travail, la reconstruction des profils professionnels, les compétences et l’apprentissage, le dialogue social, les processus économiques et sociaux de diffusion et l’adoption des innovations. En d’autres termes, ce travail invite à ne pas sous-estimer l’importance des modes d’organisation du travail et des pratiques de gestion des ressources humaines: «[L]es métiers ne sont pas seulement un ensemble de tâches, mais aussi un poste au sein d’une organisation, une trajectoire d’apprentissage, une carrière, une appartenance à un collectif de travail, une reconnaissance par les managers et les pairs»[9].
De ce point de vue, les entreprises font face à des enjeux opérationnels, relationnels et organisationnels fort différents et plusieurs travaux ont montré un avancement inégal du niveau de digitalisation des entreprises et sans doute de l’accompagnement mis en œuvre pour faciliter leur appropriation. Ainsi que le rappelle Autissier et al.[10], l’intensité de portage du numérique par la ligne managériale, à savoir comment cette dernière s’approprie les enjeux, les méthodes et les postures de la transition numérique tout en prenant conscience du changement de posture qui s’effectue à leur niveau, est une dimension centrale, car elle tient à la capacité des organisations de porter les changements pour que cette technologie se déploie.
Une approche stratégique et comportementale de la GRH
Au sujet de la diversité des options possibles pour saisir les tendances lourdes et les signaux faibles des effets de la digitalisation, nous proposons de reprendre le cadre d’analyse de Ferrary[11]. Ce travail s’inscrit dans le champ théorique de la gestion stratégique des ressources humaines (GSRH) et développe une méthodologie permettant de catégoriser les politiques de GRH des entreprises du CAC 40.
La proposition principale peut être énoncée comme suit: la nature de la compétitivité recherchée par l’entreprise (stratégie de domination par les coûts ou stratégie de différenciation par la qualité) détermine la nature des ressources humaines mobilisées (déqualifiées ou qualifiées) et la nature de l’intensité du travail dans la combinaison productive.
- Ensuite, la nature des ressources humaines mobilisées influence les pratiques de GRH associées (recrutement, formation rémunération, contrat de travail et flexibilité) mises en œuvre pour les gérer. La numérisation s’inscrit dans ce processus, et il est loisible de penser qu’il existe une forte disparité en matière d’accompagnement et de socialisation au sein de cette catégorie d’entreprises.
Ce modèle repose sur une double distinction entre, d’une part le niveau de qualification des ressources humaines induite par les formes de compétitivité recherchées par les entreprises et, d’autre part, la nature de l’intensité de la combinaison des ressources productives. Du point de vue de la forme de compétitivité, la compétitivité-coût conduit à mobiliser une main-d’œuvre peu qualifiée qui induit des pratiques de précarisation et de flexibilisation externe des ressources humaines. La compétitivité-qualité s’appuie sur des ressources humaines qualifiées et des pratiques d’investissement en capital humain ainsi que par la recherche d’une flexibilité interne. Du point de vue de la combinaison productive, il s’agit de constater que les entreprises diffèrent également par l’intensité en capital humain mobilisé. De ce point de vue, la théorie économique établit une distinction entre les entreprises intenses en capital humain et les entreprises intenses en capital technique.
L’articulation des deux dimensions, à savoir le niveau de qualification des RH induit par les formes de compétitivité (compétitivité-coût vs compétitivité-qualité) et l’intensité en capital humain de la combinaison productive permet de définir une typologie qui identifie quatre catégories d’entreprises : les entreprises intenses en capital technique, les entreprises intenses en travail, les entreprises intenses en technologies et les entreprises intenses en connaissances. Les quatre catégories correspondent à des contraintes et des enjeux RH différents qui conduisent à quatre modèles distincts de management stratégique des RH.
Le travail qui suit reprend la typologie de Ferrary[11], illustrée d’entreprises caractéristiques, actualisée des données sociales issues des rapports annuels de référence de 2018 et enrichie du classement du Forbes CAC 40 Digital Index. Cet outil évalue la digitalisation des sociétés cotées du CAC 40 et vise à estimer le socle technologique de l’entreprise et ses usages à travers 16 critères répartis en 4 catégories, à savoir la technologie, l’expérience utilisateur, le marketing et la création de plateformes digitales d’activité. Les 16 éléments mesurés sont l’agilité, la fiabilité, la gestion de l’identité, le contrôle par les utilisateurs, l’investissement en marketing digital, les outils utilisés, l’usage des données, le niveau d’innovation, la présence omni canal, l’écoute des utilisateurs, la qualité et pertinence de l’expérience utilisateur, la cohérence des expériences, l’ouverture via des API, les ressources internes, l’utilisation du crowdsourcing et la création d’un écosystème de partenaires digitaux. Ce classement est complété des études de groupe Xerfi en matière de digitalisation.
Conclusion
Ce chapitre d’ouvrage propose de caractériser les éléments organisationnels et stratégiques de la gestion des ressources humaines relativement à la numérisation. Dans la prolongation des travaux de Ferrary[11], il développe l’idée selon laquelle la numérisation s’inscrit dans un processus d’apprentissage indissociable de la nature de la compétitivité recherchée, des ressources humaines mobilisées et des pratiques de GRH associées. Cette perspective nous permet de mettre en évidence non seulement des niveaux de maturité numérique très hétérogènes selon les entreprises, mais également de penser la GRH comme une activité structurée et structurante dans la mise en œuvre de la numérisation.
FAUVY S. (2022), Politiques RH et digitalisation : l’apport de la gestion stratégique des ressources humaines, in B.Raveleau (sous la direction de), Manager en responsabilité à l’heure du digital. Regards croisés de chercheurs, Presses de l’Université Laval, p.19-32.
Références
[1] - Taskin et Vendramin, 2004
[2] - Valenduc et Vendramin, 2017
[3] - Brasseur et Biaz, 2018
[4] - Kalika, 2002
[5] - Brasseur et al., 2018
[6] - Cousin, 2004
[7] - Deffayet, 2002
[8] - Galindo et al., 2019
[9] - Valenduc et Vendramin, 2017, p. 9
[10] - Autissier et al. (2014)
[11] - Ferrary (2010)