En cette fin d’année 2026, le football international est toujours sous le choc. Aucune décision n’a encore été prise quant au report éventuel de cette Coupe du monde annulée en dernière minute. Retour sur un désastre que personne n’avait vu venir.
Après coup, on est plus malin. Nombreux sont ceux qui prétendent aujourd’hui qu’ils s’y attendaient, qu’ils avaient lu les signes avant-coureurs et qu’on n’avait pas voulu les écouter. C’est un peu facile. Bien sûr, on avait senti la grogne, puis la colère, monter tout au long de la saison 2025-26, mais de là à imaginer que la FIFA et le comité d’organisation nord-américain allaient être contraints d’annuler le tournoi à peine quinze jours avant le coup d’envoi…
Aujourd’hui, quelques mois plus tard, on ne sait toujours pas quelle suite sera donnée à ces événements. Les organisateurs ont déjà assez à faire à dédommager, tant bien que mal, les millions de détenteurs de billets, obligés d’annuler leurs voyages en dernière minute. Et ils jouent la montre (et leur survie) devant les armées d’avocats dépêchés par leurs entreprises ex-partenaires.
C’est peut-être le bon moment de récapituler la suite des événements, sans tomber dans les polémiques stériles, histoire de tirer les bonnes leçons de ce gâchis sans précédent.
En rétrospective, il est impossible d’identifier avec certitude un point de bascule à partir duquel l’escalade n’était plus contrôlable.
Il est vrai que dès le printemps 2023, on avait observé une prise de conscience collective teintée d’une sourde angoisse face à l’accélération ressentie du réchauffement climatique. Pendant des décennies, cela avait été une menace abstraite, lointaine, un débat scientifique qui donnait lieu à des conférences intergouvernementales accouchant de résolutions saluées, mais peu suivies d’effet.
En 2023, quelque chose était en train de changer. On s’était habitué aux sécheresses et aux canicules de l’été, mais les températures et le manque de précipitations de cet hiver interpellaient même les sceptiques. Rappelez-vous : l’ONU tenait une grande conférence sur l’urgence à trouver un meilleur mécanisme de la gestion globale de l’eau, pendant qu’en France, on regardait, incrédule, des scènes dignes d’une guerre civile autour des « méga-bassines » dans le Poitou-Charentes.
L’été qui suivit – le plus chaud jamais enregistré – ressemblait à une litanie de catastrophes naturelles, avec son lot d’incendies de forêts meurtriers et d’intempéries brutales qui ne l’étaient pas moins.
Parallèlement, les méthodes des militants écologistes évoluaient également. Des manifestations et des pétitions, ils étaient passés à des actions de désobéissance civile, en profanant des œuvres d’art ou en bloquant des centres-villes. Toujours mieux organisés, les groupes comme Extinction Rebellion, Dernière Rénovation, Just Stop Oil ou Letzte Generation exprimaient une exaspération grandissante et attiraient des sympathisants jusque dans les rangs des scientifiques. Si leur engagement était explicitement non-violent, certains politiques, comme le ministre de l’Intérieur français, n’hésitaient pas à les qualifier d’« éco-terroristes » – sans se douter qu’il s’agissait là d’une prophétie auto-réalisatrice.
Le déni du football
Pendant ce temps, le football, comme à son habitude, ne se sentait guère concerné. Il avait fait le dos rond pendant les confinements de 2020 sans pour autant profiter de l’interruption imposée pour remettre à plat son modèle de business. Il avait simplement remporté son Euro d’une année, puis repris son activité normale comme si de rien n’était.
L’environnement était le moindre de ses soucis. Dans des brochures joliment présentées, les ligues et les clubs parlaient d’ « éco-responsabilité » et de « développement durable », en affichant des cellules photovoltaïques sur les toits des nouvelles arènes. On prenait soin de ne plus se moquer ouvertement de la suggestion de se déplacer davantage en train qu’en avion, mais on ne changeait rien aux habitudes et continuait à densifier le calendrier international.
Lors de l’Euro 2024, personne ne parlait du climat. Au contraire : tout le monde était soulagé de retrouver l’ambiance d’un tournoi presqu’à l’ancienne, dans un pays démocratique fou de foot. La météo était splendide, la bonne bière coulait à flot. Tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes. Et en 2025, les voix qui se levaient pour dénoncer l’empreinte carbone du nouveau Mondial des clubs à 32 participants furent balayées par Gianni Infantino. Pour lui, c’était du « racisme » envers l’Arabie Saoudite, généreux pays hôte du tournoi.
Il faut reconnaître que la vitesse avec laquelle les choses se sont accélérées depuis 2025 n’était guère prévisible. Si les mouvements militants s’étaient contentés, jusqu’en 2024 environ, de percer les pneus des SUV dans les rues les villes occidentales, de faire sauter quelques greens de golf, ou de souiller de liquides pestilentiels des piscines remplies malgré les interdits préfectoraux, leurs actions devenaient de plus en plus violentes à mesure que leur désespoir gagnait en intensité et leurs moyens technologiques augmentaient.
En été 2025, après le sabotage d’une vingtaine de navires de croisières dans les ports méditerranéens, et les nombreux aéroports bloqués à répétition par des faux attentats à la bombe, on comprit qu'une nouvelle dimension avait été atteinte. Fin 2025, début 2026, trois jets privés, propriétés de compagnies de pétrole, furent abattus par des drones kamikazes à la provenance incertaine. Et l’origine de la cyberattaque massive qui causa l’annulation du Forum économique mondial de Davos en janvier dernier n’a toujours pas été identifiée.
Les collectifs, désormais clandestins, avaient cessé d’appeler à la raison et à la solidarité. Il s’agissait désormais de punir les coupables. C’était devenu un combat moral, dans lequel une éthique supérieure de la résistance au nom de l’humanité justifiait la violence contre tous les acteurs faisant preuve d’immoralité ou de cynisme.
Dans toute sa démesure, la Coupe du monde 2026, artificiellement gonflée à 48 équipes appelées à disputer un total ahurissant de 104 matches, répartis sur un continent entier, avec des milliers de kilomètres entre des villes hôtes dont beaucoup était en train de souffrir massivement des sécheresses et des incendies devenus quasi-permanents, était une cible de choix. Elle ne devait pas avoir lieu.
A la surprise totale de la FIFA, des gouvernements et des sponsors, cette dénonciation assortie d’une menace à peine voilée d’actions terroristes ciblées, eut un écho étonnamment favorable dans l’opinion publique, à commencer par les populations de Los Angeles, San Francisco, Seattle et Vancouver, bientôt suivies par celles des trois sites mexicains, en proie à une canicule sans précédent et une surmortalité dramatique.
Ils ne s’attendaient sans doute pas à ce que leur désarroi soit partagée aussi massivement à travers le monde. Les hashtags #NotMyWorldCup, #BalanceTaCoupe, #CopaLamentable ou #西方霸权主义 se répandirent à une vitesse et à une échelle dépassant celle de #MeToo en 2017.
Le monde du football fut cueilli à froid. Il s’était cru intouchable, trop populaire, « too big to fail ». La Coupe du monde, c’était tout de même la plus belle fête planétaire, non ? Eh bien, il faut croire qu’cette année 2026, le monde a perdu le goût de la fête.
Le football, spectacle universel dont l’attractivité émotionnelle semblait inépuisable, s'était transformé en frivolité mégalomane déconnectée des préoccupations de son époque.
Pris depuis des décennies dans une spirale du « toujours plus », animé par un appât du gain insatiable, mis en œuvre par une clique corrompue et cynique, le football était tout d’un coup devenu emblématique pour un monde économique dépourvu de boussole morale.
On s'était habitué à ses pratiques financières scandaleuses et son mépris pour les droits humains. Mais en 2026, on n'était plus prêt à accepter le simple fait que les pelouses des stades étaient copieusement arrosées dans des régions où des centaines de milliers de gens étaient en train de se faire évacuer de leurs maisons sous la menace du feu.
Le mouvement viral qui s’était emparé des réseaux sociaux confirme la vieille thèse de Jon Elster, philosophe des émotions, selon laquelle rien n'est plus fort que le « magnifique sentiment d'être habité par une indignation juste ».
Le football, qui avait toujours été sûr d’être du bon côté de l’histoire, porteur de valeurs profondément humaines et vecteur d’amitié entre les peuples, était soudainement perçu comme le symbole ultime des défaillances du capitalisme, dont l'incapacité à mettre en cause le dogme de l’éternelle croissance dans un monde pourtant en besoin de solutions nouvelles sautait aux yeux.
Il était devenu l’emblème d'un business du Greenwashing qui, derrière son discours ronronnant de responsabilité sociale et environnementale, se montrait fondamentalement incompatible avec une éthique du bien commun et du partage équitable.
Même le numéro 21 de l'Afterfoot, dont le dossier « La Coupe qui déborde » fit grand bruit, n'arrivait plus guère à lui trouver des circonstances atténuantes. Si certains auteurs voyaient dans le foot un bouc émissaire trop commode, d'autres ne cachaient plus leur dégoût : pour eux, le football d'aujourd'hui n'a ce qu'il mérite.
Se relèvera-t-il de l’année la plus noire de sa longue histoire ? Il ne faut pas l'exclure. Après tout, de nombreux championnats amateurs locaux, indépendants des médias et pratiqués sur des terrains synthétiques, ont déjà repris. Mais l'empire de la FIFA est en ruines, et après le retrait des sponsors multinationaux et l’annulation des contrats de télévision sous la pression de l'opinion publique, on se doute que la prochaine Ligue des Champions ne sera pas pour demain.
Nous nous étions tant aimés, le foot et nous. Qu’en reste-t-il en cette étrange fin d'année 2026 ?
Article original publié dans la revue AfterFoot No. 9, mai 2023, p. 116-119