Quand on fait une enquête lexicale sur les origines du terme “Euroscepticisme“, on découvre qu’il s’agit d’un mot assez récent qui a émergé dans le débat public au Royaume-Uni au milieu des années 80. C’est à cette époque que le premier ministre britannique, Margaret Thatcher, s’oppose vivement contre l’avènement d’un « Super-Etat » bruxellois.
L’un des moments clés de cette époque est le discours qu’elle prononçait à Bruges, fin septembre 1988. Pour beaucoup de conservateurs britanniques, c’est un genre de texte fondateur dont ils se réclament. Il y a même un groupe de pression nommé « The Bruges Group ».
En relisant ce discours aujourd’hui, on arrive vite à la conclusion que les conservateurs anglais ont la mémoire très sélective ! Ont-ils jamais lu leur discours fétiche, pourtant disponible in extenso sur le site de la fondation Thatcher ? Car – surprise, surprise – l’Euroscepticisme de Margaret Thatcher est bien loin de la surenchère europhobe à laquelle se livre son parti aujourd’hui.
Bien sûr, on y trouve quelques éléments incontournables de la méfiance de principe qu’a toujours inspiré le projet européen à bon nombre de Britanniques :
- il y a le refus catégorique d’aller plus loin dans le partage de la souveraineté nationale que ne l’impose le marché unique (qui, à cette époque, était juste mis sur les rails suite à l’entrée en vigueur de l’Acte Unique Européen en 1987) ;
- il y a, évidemment, une critique véhémente de la bureaucratisation excessive rampante, accompagnée de l’appel – qui l’eût cru – à « réduire l’intervention étatique » et à « déréguler le commerce »;
- et il y a, un rejet très vif de la prétendue « suppression » des Etats-nations européens, de leurs « coutumes, traditions et identités », complotée sans doute par une conspiration de vilains fédéralistes.
Il n’y a là rien de spectaculairement europhobe. Sur ces points, Margaret Thatcher exprime des craintes sans doute partiellement infondées, mais parfaitement légitimes, car inspirées par l’histoire particulière de son pays et cohérentes avec son ancrage idéologique qu’on n’est pas obligé de partager, mais qui se respecte.
Cependant, il y a aussi une profession de foi assez surprenante !
« Permettez-moi d’être très clair », dit-elle. « La Grande-Bretagne ne rêve pas d’une existence douillette et isolée sur les marges de la Communauté Européenne. Notre destin est dans l’Europe, en faisant partie de la Communauté. »
Ce n’est pas exactement une feuille de route pour le Brexit. De toute façon, en septembre 1988, Margaret Thatcher n’a aucune raison de brandir une telle menace. C’est elle qui a remporté la bataille idéologique des années 80 avec son agenda néo-libéral érigeant la compétitivité en valeur centrale du futur marché unique. Contre Jacques Delors, qui, à moins de deux semaines avant le discours de Bruges, le 8 septembre 88, promettait encore « la dimension sociale » aux syndicats britanniques réunis à Bournemouth.
En rétrospective, c’est presque paradoxal. C’est au moment même où les Britanniques ont quasi-définitivement imposé le libéralisme économique à toute la Communauté, où leur figure de proue, la « dame de fer », peut sereinement déclarer que son pays a toute sa place dans cette Europe-là, que naît, dans les rangs de son parti, mais aussi dans la presse anglaise, une hostilité de plus en plus irréconciliable au projet européen, inimitié qui explose au début des années 90, après son départ.
Se réclamer aujourd’hui de Margaret Thatcher contre une Union européenne qui ressemble drôlement à celle dont elle voulait bien, cela n’a aucun sens.
Mais le fait qu’à la relecture de son discours, Madame Thatcher passerait presque pour une pro-européenne, en dit long sur l’hystérie du moment.
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