Bénédicte BOURCIER-BÉQUAERT
Professeure de marketing - ESSCA

Article écrit par Bénédicte Bourcier-Béquaert (ESSCA), Anne Sachet-Milliat (ISC Paris Business School) et Loréa Baïada-Hirèche (Institut Mines-Télécom Business School) pour The Conversation.

Le ministère de la Santé a récemment annulé deux campagnes de prévention contre les méfaits de l’alcool élaborées par Santé publique France. L’une avait été commandée pour la coupe du Monde de Rugby qui se tient actuellement en France pour sensibiliser les supporters aux dangers de l’abus d’alcool. L’autre présentait les risques sur la santé d’une consommation ordinaire en rappelant que « boire de l’alcool multiplie les risques de troubles du rythme cardiaque ».

Ces annulations font écho aux protestations de certaines associations représentant la filière alcool concernant une autre campagne diffusée en janvier dernier. Celle-ci soulignait que trinquer à la santé de quelqu’un était pour le moins paradoxal compte tenu justement des risques sur la santé.

La non-diffusion de ces campagnes pourtant prêtes suscite des interrogations alors que l’alcool reste responsable de 49 000 morts par an en France. Sa consommation provoque également des pathologies parfois invalidantes ainsi que des accidents non mortels qui ne sont pas sans conséquence non plus sur l’entourage des personnes concernées.

Les pouvoirs publics justifient ces annulations en expliquant prioriser les messages destinés à la cible des jeunes. Comme le suggèrent nos travaux auprès de responsables marketing, les croyances dominantes dans le secteur constituent un frein à l’élaboration de campagnes aux propos plus généraux.

 

Quel problème ? Le produit ou le consommateur ?

Les associations comme Addictions France ont rapidement dénoncé les pressions des lobbys du secteur comme explication des campagnes annulées. Le ministère de la Santé s’en défend. Ce revirement montre en tout cas les difficultés qu’il y a en France à aborder les risques liés à la consommation ordinaire d’alcool.

Comme l’ont montré des travaux universitaires, le lobby de l’alcool semble s’appuyer, depuis les années 90, sur la notion d’addiction pour installer l’idée dans l’esprit du législateur que ce n’est pas la toxicité du produit en lui-même qui pose problème mais sa consommation excessive. La responsabilité se déplace ainsi de l’entreprise qui vend les produits nocifs vers celle de l’individu qui le consomme. S’opère un glissement sémantique de la toxicité de l’alcool vers l’addiction à l’alcool.

Cette évolution se retrouve dans les campagnes de prévention menée par l’État. Le contenu des messages de prévention diffusés par les pouvoirs publics témoigne de la façon dont les acteurs politiques se sont approprié cet argumentaire.

La campagne de prévention mise en place en décembre 2022 pour retenir l’ami qui a trop bu l’illustre bien : « Quand on tient à quelqu’un, on le retient ! » Est dénoncée une consommation potentiellement dangereuse lorsqu’elle est massive et, de façon plus générale, un problème de comportement de la part des consommateurs, plus qu’un problème induit par le produit. Les mentions légales dans les publicités font figurer un message sanitaire préventif qui traduit également cette idée : « L’abus d’alcool est dangereux pour la santé ».

 

Croyances paradoxales des marketeurs

Ces discours de légitimation de l’alcool se diffusent également en interne auprès des salariés du secteur et influencent en profondeur les arguments qui vont être mobilisés dans leurs stratégies marketing. La façon dont les offres sont pensées et présentées aux consommateurs contribue à ancrer l’idée que le problème réside dans l’usage de l’alcool plus que dans l’éthanol qu’il contient.

Des entretiens que nous avons menés auprès de marketeurs de l’industrie de l’alcool à l’occasion d’une recherche sur le caractère éthique de leurs pratiques le confirment. Ils reflètent les mêmes discours de légitimation.

Ces professionnels reconnaissent l’existence de cibles plus vulnérables pour lesquelles des actions de prévention ont été mises en place comme les femmes enceintes. Le pictogramme ou les mentions légales spécifiques pour signifier le risque pour le fœtus de consommer de l’alcool constituent un progrès à leurs yeux.

Ils ont également bien identifié la question du binge drinking (que l’on traduit en « alcoolisation ponctuelle importante ») souvent pratiqué par les jeunes et la mise en danger immédiate que celle-ci représente, notamment les accidents de la route. Ils ne se disent par ailleurs pas très à l’aise avec l’idée de mettre en valeur des produits comme des shots de vodka destinés à la consommation festive de ce public. Ils essaient d’éviter de travailler pour pareils produits qu’ils opposent à d’autres formes d’alcool plus nobles comme le champagne ou tout autre produit « premium » ou encore ce qu’ils appellent les produits de dégustation dits « culturels ».

Ils développent ainsi des croyances paradoxales. Selon les usages, ils percevront l’alcool comme un produit nocif ou non.

 

Quels discours en conséquence ?

Une telle segmentation de marché leur permet de développer leurs actions marketing en valorisant les usages. Ils estiment parfois contribuer à l’éducation du consommateur, en promouvant la dégustation. Un professionnel nous a par exemple expliqué l’intégration de l’approche slow drinking dans une stratégie de communication :

« C’est une façon de consommer un alcool de façon modérée, lente. On ne parle alors plus de consommation mais de dégustation. On a lancé toute une plate-forme digitale, à destination précisément des jeunes, avec une page Facebook, un compte Twitter, un site Internet, qui vient étayer toute la démarche à travers des recettes de cocktails, des associations de mets… ».

Résultat notable des entretiens menés, les méfaits ordinaires de l’alcool ne sont presque pas abordés par les marketeurs interrogés.

Dans ce contexte, l’irruption de nouveaux discours soulignant les risques sur la santé de la consommation d’alcool sans invoquer de contexte particulier (cibles jeunes, consommation abusive) aurait ainsi de quoi déstabiliser le secteur. Elle pourrait battre en brèche l’idée que c’est le consommateur qui est responsable de ses maux lorsqu’il consomme de l’alcool et atténuer l’image de convivialité et de fête propre à la culture de l’alcool qui est dominante.

Elle pourrait in fine donner lieu à une dénormalisation de l’alcool, à l’instar de ce qui s’est passé dans le domaine du tabac, produit reconnu dangereux quelque soit sa consommation comme l’indique la mention légale « Fumer tue », bien plus radicale que « À consommer avec modération », d’usage pour l’alcool.


 

L'article que vous venez de lire est issu de la publication scientifique :

SACHET-MILLIAT, Anne, Loréa BAIADA-HIRECHE, and Bénédicte BOURCIER-BEQUAERT. “Les Marketers Des Secteurs Controversés Face à Leur Conscience: Une Approche Par La Théorie Des Neutralisations.” Recherche et Applications En Marketing 32, no. 3 (2017): 31–52. https://www.jstor.org/stable/26375587.
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