Alain ANQUETIL
Philosophe spécialisé en éthique des affaires - ESSCA

La décision d’Yvon Chouinard, le fondateur de Patagonia, de transférer la propriété de son entreprise à une entité à but non lucratif vouée à la protection de la nature permet-elle de le qualifier de « bonne personne » ? Sur la base des informations dont nous disposons et qui vont au-delà de cette seule décision, aussi significative soit-elle, nous examinons dans cet article deux manières de répondre positivement à cette question. La première repose sur la fidélité à la réalité, la sincérité et l’authenticité des manières de voir et des engagements du fondateur de Patagonia, la seconde sur la « projection » des vertus liées à sa passion, l’escalade, sur les valeurs de Patagonia. Nous concluons sur les rapports de ces deux explications avec la conception morale commune de ce que recouvre le fait d’être une « bonne personne ».

Illustration par Margaux Anquetil
I. Fidélité à la réalité, sincérité et authenticité

Amandine Lepoutre, présidente du think tank Thinkers & Doers, interpelle les dirigeants d’entreprise en donnant à Patagonia et à son fondateur le statut de modèle : « Patrons, dirigeants, sachez vous inspirer de Patagonia et de ceux qui ont des projets sincères » (1). Selon elle, « l’affaire coche toutes les cases d’une véritable sincérité », celle-ci résultant notamment du fait connu des clients de Patagonia que cette entreprise « a été fondée par un fou de nature ». On peut en déduire que l’intérêt du fondateur pour la sauvegarde de la nature n’est pas théorique (encore moins livresque) au sens d’une conviction établie de façon abstraite sur le fondement de données externes, mais que cet intérêt serait en quelque sorte né de la pratique et cultivé par la pratique, en l’occurrence celle de l’escalade.

Il est notable que la lettre ouverte d’Yvon Chouinard, publiée sur le site de l’entreprise, commence par énoncer six rôles :

  • d’abord, dans le titre, celui, impersonnel, d’actionnaire (« la Terre est désormais le seul et unique actionnaire de Patagonia » ;
  • puis, dans les deux premières phrases (et à la première personne), ceux d’homme d’affaires, d’artisan et d’ami ;
  • enfin, dans la troisième phrase (et à la troisième personne, le sujet étant en réalité Patagonia), celui de témoin et, point intéressant, celui d’entreprise au sens où le projet Patagonia s’accomplirait à travers le rôle d’une entreprise (la traduction littérale est : « Patagonia s’est engagée à utiliser l’entreprise »). (2)

Le rôle de témoin est ici essentiel pour fonder la sincérité. Selon le dictionnaire Merriam Webster, l’un des sens du mot witness est « une personne qui a une connaissance personnelle de quelque chose ». L’idée d’une « connaissance personnelle » des effets du système économique capitaliste semble convenir à la sincérité qui est prêtée au fondateur de Patagonia.

On a pu dire, de façon fantaisiste mais parce que l’idée était attractive, que le mot « sincère » avait pour origine étymologique « sans cire », lui conférant ainsi le sens d’un objet dont les défauts n’étaient pas masqués par de la cire, c’est-à-dire un objet pur et sans mélange (ce qui correspond au sens étymologique du mot). Un article du New York Times applique cette image à Yvon Chouinard, soulignant son « mépris de longue date pour les normes commerciales et son amour inaltérable pour l’environnement », et citant ces mots prononcés à l’occasion d’une interview : « Espérons que [le transfert de propriété de Patagonia] influencera une nouvelle forme de capitalisme qui n’aboutira pas à une situation où coexisteront quelques riches et beaucoup de pauvres », ou encore : « Nous allons donner le maximum d’argent à des personnes qui travaillent activement à sauver cette planète ».

Ajoutons, à partir de la même source, cette observation sur la vie personnelle d’Yvon Chouinard qui atteste également de la sincérité de son témoignage sur l’état de la nature et sur son engagement : « Aujourd’hui encore, il porte de vieux vêtements dépenaillés, conduit une Subaru déglinguée et partage son temps entre des maisons modestes à Ventura et à Jackson dans le Wyoming – [et il] ne possède ni ordinateur ni téléphone portable ».

Ces éléments, auxquels s’ajoutent la constance de son engagement, soulignée par Amandine Lepoutre, sa conviction que « faire de son mieux » ne peut suffire à sauvegarder la nature (« Bien que nous fassions de notre mieux pour faire face à la crise environnementale, ce n’est pas suffisant ») et qu’il est nécessaire de limiter sa consommation de ressources au sens large (« Si nous avons le moindre espoir de voir notre planète prospérer – et encore moins notre entreprise – il faudra que, tous ensemble, nous fassions ce que nous pouvons avec les ressources dont nous disposons »), et le « soulagement » qu’il a exprimé à la suite de l’opération « d’avoir mis de l’ordre dans [sa] vie », pourraient suffire à appliquer le concept de « bonne personne ». L’interprétation présentée à la section suivante suggère toutefois un approfondissement.

II. Projection des vertus liées à la pratique de l’escalade sur les valeurs de Patagonia

Yvon Chouinard serait, selon l’article du New York Times, un « alpiniste excentrique qui est devenu milliardaire malgré lui grâce à son approche non conventionnelle du capitalisme ». Cette formule accrocheuse masque une dimension importante de l’histoire de Patagonia : la production d’une éthique d’entreprise fondée sur les pratiques, y compris celle de l’escalade.

C’est une telle production que le philosophe Mark Ryan, qui s’intéresse à l’éthique des affaires en tant que discipline académique, a analysée dans un article publié en 2021 (3). Son objectif est de montrer comment des règles éthiques naissent des pratiques, plus particulièrement des vertus qui sont cultivées dans le cadre de ces pratiques. Par là il rejette l’approche consistant à appliquer à des cas concrets des théories morales, plus précisément des formes théoriques de raisonnement moral, en vue de porter un jugement ou de parvenir à une décision.

Selon Ryan, le raisonnement moral émerge des pratiques – qui, dans le cadre de son article, sont celles qui sont à l’œuvre dans une entreprise. Ces pratiques évoluant dans le temps sous l’effet de différents facteurs, il est important, pour comprendre cette émergence, de se reporter à l’histoire de chaque entreprise. Le récit peut en effet révéler la manière dont sont apparues les règles morales qui gouvernent son fonctionnement.

Si Ryan choisit d’étudier le cas de Patagonia, c’est parce que l’histoire de cette entreprise présente une grande cohérence depuis sa fondation et qu’elle a été documentée, en particulier à travers deux ouvrages écrits ou co-écrits par Yvon Chouinard. Le fonctionnement de Patagonia est structuré par des règles empiriques et des « philosophies » (terme employé par l’entreprise) qui, plutôt que d’être importées de l’extérieur, sont apparues au cours de son histoire. Par exemple, « Mesure deux fois avant de couper » est une règle empirique qui s’applique à la conception des produits, et « la forme des produits doit suivre la fonction » est une « philosophie » qui conduit Patagonia à juger que, contrairement à une opinion commune, « ce qui est bon pour les clients, c’est de leur offrir non pas le plus grand choix possible de produits, mais un nombre juste [donc limité] de choix ».

Règles empiriques et philosophies témoignent d’un rapport étroit entre les activités sportives auxquelles répond Patagonia (escalade et alpinisme, VTT, trail running, etc.) et les pratiques de l’entreprise. On doit se représenter les fondateurs de Patagonia (et ses employés) comme des pratiquants de l’escalade qui connaissent non seulement les besoins des autres pratiquants de sports d’aventure, mais qui transfèrent aussi l’éthique de ces pratiques sportives à l’éthique de leur entreprise.

Ryan explique ainsi que les fondateurs de Patagonia « s’adressent directement au client qu’ils considèrent comme un compagnon d’escalade désireux de préserver le plaisir incomparable qu’apporte la pratique ». Il ajoute que « s’ils n’avaient pas été des alpinistes dévoués – c’est-à-dire des ‘pratiquants’ d’un certain type – le ‘problème’ causé par leur produit [un piton qui s’avérait nuisible à l’environnement et à la pratique de l’escalade] n’aurait pas eu une signification morale en tant que telle (du moins il leur serait apparu différemment, par exemple comme un problème de relations publiques […]) ».

Les règles de Patagonia en matière de protection de l’environnement résultent du même processus. Selon Ryan, elles proviennent de leur sens moral de pratiquants et de la prise de conscience que « préserver l’aventure pour les alpinistes implique de laisser le moins de traces possible sur l’environnement lors de leur passage ». Or, ces règles empiriques ont été projetées sur d’autres produits, par exemple la production de vêtements en coton, sans que les fondateurs aient prévu à l’avance de telles projections. Ryan en conclut que Patagonia a acquis, au cours de son histoire, « l’aptitude à projeter une ligne directrice nécessaire à un art de vivre, [par exemple] la simplicité, sur l’art de faire des affaires ». Cette combinaison, en partie involontaire (liée à la passion de l’escalade et d’autres sports d’aventure) et volontaire (l’entreprise a l’habitude de traiter des questions morales soulevées par son activité et des « séminaires philosophiques » sont organisées avec les employés), est typique d’une éthique ascendante, émergeant de l’activité concrète, par opposition à une éthique descendante reposant sur l’application de principes définis a priori.

III. Lien de ces interprétations avec la conception morale commune de ce qu’est une bonne personne

Plus que la première, cette interprétation suggère qu’être une bonne personne est le résultat d’une histoire et ne dépend pas que de la volonté de la personne en question. Iris Murdoch soulignait à quel point « l’idée que le prédicat ‘bien’ est une fonction de la volonté » possédait un « pouvoir de séduction » pour la philosophie (4). Si l’on suit l’interprétation de Ryan, il semble que le bien qu’a produit Yvon Chouinard échappe en partie à la volonté car il relève en premier lieu de la passion et de l’immersion dans des pratiques qui n’ont pas de rapport direct avec le bien moral. Plus précisément, selon cette conception, être une « bonne personne » dépend à la fois de la cohérence entre intérêts personnels et intérêts professionnels, et de la manière dont cette cohérence est maintenue dans le temps.

Un examen plus approfondi des actions et des propos du fondateur de Patagonia permettrait peut-être de confirmer les conceptions substantielles de ce qu’est une bonne personne, conceptions qui proposent un éventail de vertus supposées essentielles à la conduite d’une vie morale.

Cependant, parmi les éléments que nous avons consultés, nous disposons d’un indice significatif. Il se trouve dans cette phrase déjà citée : « Bien que nous fassions de notre mieux pour faire face à la crise environnementale, ce n’est pas suffisant ». Le « ce n’est pas suffisant » peut être interprété comme le signe d’une recherche persévérante du bien, qui est propre à une bonne personne. « Ne refuse pas un bienfait à qui tu le dois, quand ce geste est à ta portée », dit le Livre des Proverbes (3, 27). Cette mise en garde morale rejoint celle du fondateur de Patagonia : nous avons l’impression de faire de notre mieux, mais nous devons (et nous pouvons) toujours chercher à faire mieux.


Références

(1) « Patagonia : une sincérité embarrassante », Challenge, 3 octobre 2022. Pour une description du transfert de propriété, on pourra se référer à ces deux articles, en plus de celui du New York Times cité ci-dessous : « Le fondateur de Patagonia laisse son entreprise à Dame Nature, sans cession ni introduction en Bourse », Le Monde, 14 septembre 2022, et « Patagonia founder hands company to trust to tackle climate crisis », Financial Times, 15 septembre 2022.

(2) Voici le texte où figurent ces rôles : « La Terre est désormais le seul et unique actionnaire de Patagonia. Je n’ai jamais voulu être un homme d’affaires. J’ai commencé comme artisan, en fabriquant du matériel d’escalade pour mes amis et pour moi-même, puis je me suis lancé dans l’habillement. Lorsque nous avons commencé à prendre conscience (to witness : être témoin, qui signifie aussi attester) de l’ampleur du réchauffement de la planète et de la destruction de l’environnement, ainsi que de notre propre contribution à ces phénomènes, Patagonia s’est engagée à utiliser l’entreprise pour changer la façon de faire des affaires. »

(3) M. R. Ryan, « Business ethics as a form of practical reasoning: What philosophers can learn from Patagonia », Humanistic Management Journal, 6(1), 2021, p. 103-116.

(4) I. Murdoch, The sovereignty of good, Routledge and Kegan Paul, 1970, trad. C. Pichevin, La souveraineté du bien, Éditions de l’Éclat, 1994.


 

Pour citer cet article : Alain Anquetil, « Pourquoi le fondateur de Patagonia est une bonne personne », Blog Philosophie & éthique des affaires, 7 octobre 2022.

 

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